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Billet de blog 3 janvier 2025

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Réflexions sur un interrègne

J’ouvre Tacite, j’en lis quelques autres qui me confirment ce qu’il dit, et dois bien admettre comme historique ce fait étonnant. A la mort d’Auguste, à l’avènement de Tibère, aucun sénateur ne leva la main pour demander au nouvel empereur comment iraient les choses, quel serait le statut du prince, jusqu’où iraient les prérogatives du sénat, et enfin, où était passée l’ancienne république.

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J’ouvre Tacite, j’en lis quelques autres qui me confirment ce qu’il dit, et dois bien admettre comme historique ce fait étonnant. A la mort d’Auguste, à l’avènement de Tibère, aucun sénateur ne leva la main pour demander au nouvel empereur comment iraient les choses, quel serait le statut du prince, jusqu’où iraient les prérogatives du sénat, et enfin, où était passée l’ancienne république. La chose ne fut jamais débattue. Personne ne posa la question.

En quelques jours, tranquillement et avec assurance, comme si Rome avait procédé ainsi pendant toute son histoire, un immense empire, qui était entre les mains d’Auguste, glissa dans celles de Tibère. Bien sûr que la succession était prête depuis longtemps. Bien sûr que l’unique souci d’Auguste, qui était de maintenir cet empire unifié après sa mort, facilita une transition préparée de longue main. Mais tout de même, je pose la question. L’empire était né depuis quarante ans. La république avait duré cinq cents ans. Les Romains y étaient tellement attachés qu’ils avaient conservé ses institutions. La plus prestigieuse, la plus attachée à son indépendance, qui avait donné des maîtres au monde, que ses ennemis mêmes avaient qualifiée de royale, était le sénat. Tibère, par tempérament autant que par calcul, se montrait excessivement prudent envers lui. Il n’était pas populaire envers le peuple de Rome, qui se moquait, dans ses graffitis et ses satires, de son humeur taciturne et froide. Soudain, un empire, né dans les circonstances de la guerre civile, qui avait réussi à mettre derrière lui ces circonstances, doit faire face à un événement majeur, inédit, qui peut mettre en péril son existence : sa succession. Elle eut lieu dans le plus grand des silences.

Que s’est-il passé ? Pourquoi pas un seul sénateur ne mit sur la table la question de la république ? Le pouvoir était entre les mains du prince, c’est une chose entendue. Il commandait à l’armée, à la garde prétorienne. On ne voulait pas de nouvelle guerre civile. Mais tout de même : ces gens si fiers, qui n’avaient certes aucun moyen de rétablir la république, auraient tout de même pu demander à ce qu’on clarifiât les choses, qu’on entérine l’empire. Rien. Que se passa-t-il, au lieu de cela ? Pire encore : le sénat flatta le prince. Il demanda à Tibère, venu simplement le trouver pour prendre conseil sur les obsèques d’Auguste, qu’on en fit un dieu. L’un des sénateurs, même, proposa qu’on renouvelât chaque année le serment d’obéissance envers l’empereur. Tibère lui oppose humblement que cela n’est pas à l’ordre du jour. Il réplique, drapé dans la majesté du législateur, que cela concerne le bien public, qu’il proposera dans ce sens même si cela doit déplaire à l’empereur. Tacite commente alors : « cette forme de flatterie était nouvelle ». Pas un seul sénateur ne jugea opportun, alors que c’était la première succession, qu’elle n’était pas entièrement assurée, que Tibère se montrait timide, qu’on prolongeait un régime de fait qui avait duré plus de dix fois moins que l’ancien, qu’on inscrivît à l’ordre du jour, pas nécessairement pour la rétablir, mais au moins pour la clarifier, la question de la république. Au contraire, tous se précipitèrent aux genoux de l’empereur pour le flatter.

Voilà quelque chose qui, je crois, devrait tous nous interroger. Un nouveau dirigeant arrive au pouvoir. Il est timide. Il ne fait preuve d’aucun comportement tyrannique. On ignore exactement ce qu’il veut faire. On a la possibilité de discuter son autorité, même humblement, même avec respect. On peut aussi se dire que, parce qu’il est timide, parce qu’il n’a pas encore montré de quoi il était capable, prendre le risque de parler nous condamnera, dans un futur plus ou moins proche, à une mort certaine, à l’exil, à la perte du rang, à la confiscation des biens. Tous se turent. Tous choisirent de se dire que Tibère, l’empire, la concentration du pouvoir dans les mains d’un seul homme, tout cela était la nouvelle règle, tout cela était l’état normal des choses.

Le problème de l’indépendance du sénat ? Ce n’en est plus un. Le problème de la répartition des charges entre l’empereur et lui ? Ce n’est plus un problème non plus. Le problème de ces toges, de ces revenus, de ces honneurs, devenus entièrement postiches ? Plus un problème. Le nouveau bien, tout d’un coup, c’était Tibère, c’était ce que l’empereur désirait. Ce n’était pas le bien parce que c’était juste. Ce n’était pas le bien parce que c’était un nouvel empereur, et qu’il avait par ailleurs fait ses preuves comme particulier. Ce n’était pas le bien parce que le prince était bon, et qu’il était meilleur que ce qu’avait valu ou pourrait valoir le sénat. C’était le bien parce qu’on eut peur. Si on n’eut peur pour sa vie, du moins, on eut peur pour son rang et son confort. Tout d’un coup, l’ensemble des valeurs qui avaient contribué à bâtir la civilisation romaine disparurent dans l’ombre, ne furent plus discutées, et on n’osât même plus les prononcer du bout des lèvres, simplement parce qu’on avait peur.

Qu’on ne m’oppose pas le danger qu’il y avait à remettre sur la table la question de l’indépendance du sénat et de la république. Car faire, quand on veut bien faire, ne dépend pas du danger qu’on trouve devant soi. Faire – ces mêmes Romains l’avaient tant de fois prouvé à travers l’histoire – dépend de l’adéquation qu’on trouve, ou qu’on ne trouve pas, entre l’idée qu’on se fait du bien, sa conformité avec l’état des choses, et la dignité qu’on a pour soi-même. Les choses ne sont-elles pas conformes à ce que j’estime être juste ? Je me bats. Je peux choisir de ne pas me battre ; mais alors j’accepte que ma propre personne en sorte dégradée. Le danger est de toute façon partout, et toujours là. Bien sûr, les valeurs selon lesquelles j’estime où le bien se trouve dépendent de la société dans laquelle je vis, et de son histoire. Mais l’histoire était, là, tout de même, assez récente. Toutes les valeurs qu’elle portait furent balayées en un clin d’œil.

Je ne dis pas que j’aurais fait mieux qu’eux. Je ne dis même pas qu’ils firent mal. Je dis seulement que tout peut aller très vite, et que ce qu’on estime comme bon, beau, juste, vrai, peut tout d’un coup être mis sous le tapis et qu’on peut regarder ailleurs, en estimant bon, beau, juste, vrai, d’autres valeurs, d’autres pensées, d’autres actions, qui ne le sont au regard d’aucun critère, et nous trahissent, simplement parce qu’on a peur. Voilà qui permit aux dirigeants politiques beaucoup de choses à travers l’histoire, et pas seulement l’ancienne. Voilà devant quoi nous devrions être humbles, quand on voit que ceux qui étaient justement les plus fiers, les plus indépendants, comme un seul homme, y ont tous succombé.

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