Auteurs, méfiez-vous : il y a dans le monde des gens terribles qui ont tout lu, tout vu, tout entendu. Ils savent tout. Les efforts que vous faites pour lier deux idées ensemble sont peccadilles à leurs yeux. Vous leur présentez un texte ; c’est à peine s’ils ont trente secondes à vous consacrer pour se pencher dessus. Au bout de vingt, ils vous le tendent, et crient bien fort : « c’est mauvais. » Où, comment, par quels biais, quel chemin prendraient-ils ? Vous n’avez pas le temps d’achever votre question : ils sont déjà partis.
Vous les retrouvez plus loin. Par malheur, vous leur parlez d’un auteur que vous venez de redécouvrir ; vous avez l’impudence de montrer de l’enthousiasme. « Qui cela ? Mais c’est très daté. Enfin Jean, Suzanne, Pierre, Marc et Chantal ont écrit ceci et cela dessus. Lisez-les ! » Vous vous précipitez pour lire Jean ou Chantal. Rien, ou enfin si peu de choses. Vous chaussez vos lunettes, vous penchez dessus pour les relire : toujours rien. Vous retournez à notre critique. Mais cet auteur ? Mais telle nuance dans son livre ? Mais telle page magnifique, inédite, nouvelle ? « Oui, oui, mais enfin, on en pense ceci. » Ceci : podcasts, magazines, articles internets tirés d’on ne sait où. Vous le rencontrez de nouveau, le bousculez sur cet auteur : il ne l’a pas lu. Mais il sait, et il sait mieux que vous.
Combien de temps il faut pour trouver une idée, combien d’heures sont nécessaires pour lui consacrer une forme qui ne soit pas trop mauvaise, il l’ignore. Comment le saurait-il ? Il n’a jamais pensé, se lime les ongles avant de lire, et remplace la lecture des œuvres par celles de leurs résumés, ou de ce qui se dit sur elles, se privant par là de tout ce qui fait l’intérêt nutritif de la lecture, et qui n’est qu’en elle. L’enthousiasme, la camaraderie, le plaisir à échanger autour d’idées un peu neuves, la douceur dans l’exposé, l’écoute, la bienveillance, la correction amicale dans le respect de la pensée d’un autre : il ne sait pas ce que c’est.
Vous rêvez cinq heures à une idée, en parlez cinq heures à vos amis, luttez cinq heures avec elle la plume à la main. Vous parvenez enfin à la saisir : le front mouillé de sueur, mais satisfait, vous la lui montrez. « C’est confus. Yvette, Matthieu, ont déjà écrit mille fois mieux sur le sujet. » Vous ouvrez Yvette et Matthieu : ils ne disent absolument pas ce que vous venez de dire, mais dans son incapacité à faire marcher correctement son esprit, dans sa culture faite de mots et de slogans, il a rapproché ce que vous disiez de ce que d’autres n’ont jamais dit, et a confondu l’identité avec la ressemblance. Vous vous montrez patient et aimable. Vous lui reparlez cent et cent fois de votre idée : rien à faire, c’est toujours Yvette et, c’est toujours Matthieu.
Comme il ne sait pas penser, il ne parvient pas à saisir votre idée dans ce qu’elle a de neuf ou de bien construit. Comme il est incapable de saisir une idée neuve, il le cache en lançant à votre face celles des autres que, d’ailleurs, croyant avoir saisies, il a comprises de travers. Comme il ne peut penser qu’avec des noms, et pas avec des idées, il se sert de noms déjà connus, parce que les noms déjà connus impressionnent, et qu’il ne pense pas pour comprendre, mais il pense pour impressionner. Vous n’êtes pas connu. Vous avez nécessairement tort. Revenez le voir après votre premier podcast : vous avez raison sur tout, il vous cite, et vous cite mal, devant d’autres qui sont ce que vous étiez un peu plus tôt, et qu’il veut impressionner de même.
De tels gens sont toujours aigris, toujours en colère, toujours hautains, toujours froids : c’est qu’ils prennent mal le fait que vous leur exposiez une idée à vous, un peu originale : l’envie de ne pas l’avoir eue à votre place est chez eux plus forte que le plaisir d’en discuter. Vérifiez, d’ailleurs, demandez à votre critique d’exposer, de produire, d’écrire, de prendre pour lui ces dizaines d’heures que vous passez à la recherche d’une idée ou d’une forme. Rien à faire, il parle, s’embrouille, fait des gestes, bégaie. Il a vingt manuscrits qui dorment dans un tiroir, que ses amis le pressent deux fois par jour d’envoyer aux maisons les plus prestigieuses. Son dos est tourné, jetez un œil sur ces papiers : c’est oiseaux, c’est rivières, c’est montagnes, c’est ciels, ou c’est trois idées dispersées sur une page, et qu’il n’arrive pas à lier entre elles. La culture est longue et difficile, elle prend du temps. Ces gens veulent un chemin tout droit pour y parvenir. Comme ils n’affrontent aucun obstacle, qu’ils ne font aucun effort, qu’ils prennent toujours la route plate, ils ne progressent jamais. Comme ils n’ont pas de culture, ils affirment à tout le monde, et agressivement, qu’ils en ont, et que vous n’en avez pas. S’ils se blâment de ne pas en avoir, c’est qu'ils la font tout autre que ce qu’elle est : non pas un objet de plaisir, d’échange, de compréhension, de découverte, d’humilité, mais un objet de prestige. Ces gens sont des snobs.
C’est pour votre malheur que la France les produit. On ne peut lui en vouloir : pays de vieille culture. On ne peut non plus leur en vouloir : la culture est un moyen de parvenir comme un autre. Mais on ne répétera pas assez qu’on peut penser tout à fait bien sans avoir lu les auteurs, et que les avoir lus n’est pas nécessairement les avoir compris. Quant aux productions de l’esprit, si, en naissant, un écrivain savait combien d’ingratitude récompenserait son travail et ces milliers d’heures passés à la tâche, certes, il ne prendrait jamais la plume.
Un ami m’envoie par hasard un article comme je veux terminer ceci. Il fait bien : il me reste de la place. Sa lecture me rappelle qu’il y a, il est vrai, en France des gens pires que les snobs. Ce sont ces gens contestataires, qui ne sont d’accord avec vous sur rien, qui blâment que vous vous serviez de tel livre, tel auteur, telle œuvre, tel concept. « Il a été inventé par celui-ci, c’est le patriarcat ! », ou bien : « Vous vous servez de celui-ci, qui est proche de celui-là, c’est donc que vous pensez comme lui ! » Vous n’en avez jamais rien dit, ne l’avez jamais pensé. De telles idées, par ailleurs intéressantes, ne font pas encore partie de vos préoccupations. Mais sachez-le : vous l’avez pensé quand même.
Quand les snobs connaissent les noms, mais ignorent tout des idées, eux remplacent les idées par les noms. C’est difficile : vous ne pouvez pas en citer un sans vous voir agressé, et passez votre temps à anticiper quels auteurs pourront les fâcher, pour ne surtout pas dire que vous les avez lus, ou peut-être même pire, malheureux : que vous les avez aimés. Ils ne combattent pas contre des idées complètes : ils ouvrent le front contre des idées, qui font penser à d’autres idées, qui ressemblent à d’autres idées, qui font une banderole autour de laquelle on se rassemble. Lutte de masse, et non pas combat intellectuel. Ne les approchez surtout pas : ce sont les plus dangereux. Tout beau raisonnement leur est suspect : il doit venir du patrimoine, donc du patriarcat. Ils ne savent pas que c’est dans le patrimoine qu’on trouve les plus belles idées, les plus beaux raisonnements, les plus belles disciplines, qui justement leurs serviraient dans leur combat, et cela, non parce qu’il est patrimoine, non parce qu’il est dans la Pléiade, non parce que la Pléiade fait bien dans les salons, mais parce qu’il a passé la seule épreuve garantissant aux belles idées de survivre : celle du temps. Mais, que dis-je ? Pour cela, il faudrait qu’ils le fréquentent. Traître ! Ne voyez-vous pas tout le mal qu’a déjà fait au monde la culture bourgeoise ?