A Rose F.
Le 23 décembre 2024, je publiai sur le club de Mediapart un article intitulé « Qu’est-ce que la lecture ? » Je le dédiai à un ami qui m’est cher, avec lequel j’ai fait mes premiers pas dans les études de lettres, dont la pensée serrée et les valeurs d’indépendance m’ont en quelque sorte formé, et m’ont fait prendre garde à ne pas affirmer trop de choses que je ne pouvais appuyer avec deux ou trois arguments de fond. Il m’avait mis sur la piste de cet article en m’envoyant quelques pensées d’un professeur de français qui se plaignait que les élèves ne lisent plus. C’est une opinion que j’entends beaucoup, prononcée avec plus ou moins de virulence, souvent avec une sorte de mépris pour les élèves que j’entends former, et qui me blesse, parce que je trouve en eux d’autres qualités que celle d’être de grands littéraires, et que ces qualités, pour ce que l’éducation nationale a à leur donner, me suffisent. J’écrivis un article acide dans lequel je retournai le mépris contre ces gens qui déplorent le niveau de lecture des élèves, en disant que je trouvais facile de s’en plaindre, quand la difficulté ne consistait pas tant à le déplorer, qu’à tâcher de comprendre quel rôle nouveau peut jouer la lecture dans une société où la littérature a changé de statut, et n’est plus aussi nécessaire qu’auparavant pour faire de bonnes études et acquérir de bonnes places. Je lançai cet article, et allai fêter mon anniversaire avec ma mère, mon amie et ses enfants, où nous dégustâmes des huîtres et un poulet aux marrons.
Un coup d’œil à mes mails m’apprit en fin de soirée que j’avais reçu un message privé sur Mediapart, puis un deuxième, puis un troisième. J’allai sur la page de l’article, regardai les commentaires. Il y en avait une bonne dizaine, puis, en réactualisant la page de quart d’heure en quart d’heure, je vis que ce nombre montait à vingt, puis à trente, puis à quarante. Les commentaires affluèrent les jours qui suivirent pour monter, avec les réponses que j’y apportai, à plus de quatre vingts. J’appris par la suite que cet article avait été classé en tête des articles du club les plus commentés pendant quatre jours consécutifs. C’était le cinquantième que je publiais sur ce blog. Il me semblait en avoir fait qui avaient plus de fonds. J’avais écrit celui-ci sous le coup de la colère, non pas rapidement, car c’est ce dont je suis incapable, mais du moins un peu plus vite que les autres, sans reprendre, comme je le fais d’habitude, chaque argument l’un après l’autre pour vérifier qu’il se tient.
Que s’était-il passé ? Pourquoi cet article, que je jugeais plus faible que les autres, avait-il donné lieu à tant de discussions, quand d’autres, à la fois plus courts et plus denses, n’en avaient suscitée aucune ? En lisant les commentaires, je vis que pas un, ou à peu près, ne répondait précisément à la question que je posais incidemment dans l’article – comment créer l’envie de lire chez les jeunes, alors que la littérature n’est plus nécessaire pour réussir dans ses études ? Les commentaires se répartissaient plutôt en deux ordres. Les premiers réagissaient virulemment au ton acide que j’avais employé dans l’article. On pensait, à tort, que je disais que lire n’était plus important, et on s’inscrivait contre cette opinion, en se remémorant des souvenirs de premières lectures, les joies d’enfants ou d’adolescents qui y étaient attachées, l’importance de la découverte de ce monde nouveau, où tout faisait plaisir ; un refuge qui avait soutenu, chez beaucoup, l’effort que c’est de vivre, ou qui même, à d’autres, avait donné un goût à la vie. Les seconds commentaires m’émurent davantage encore, et furent plus personnels. Des lecteurs convoquèrent leurs parents, leurs grands-parents, dont certains étaient nés au début du siècle dernier, et expliquèrent comment la lecture avaient été dans ces familles un moyen d’ascension sociale, parce que l’un des membres était tombé par hasard sur un livre, en avait lu un second, s’était battu pour en trouver un troisième, avait communiqué cet amour à ses enfants, qui, par leurs études, interrompirent une longue dynastie de métiers manuels et pénibles.
J’étais touché et confus qu’un article acide sur la lecture, que je prenais comme un objet intellectuel, pût déclencher des réactions si sincères et personnelles. Le but était d’ouvrir une discussion sereine sur la place de la littérature classique dans une société moderne. Les commentaires m’avertirent que la lecture, en France, n’était pas qu’un sujet de discussion. C’est un sujet affectif, qui définit l’histoire de bien des gens, qui sont touchés au cœur quand on l’attaque, ou quand on fait mine de discuter un peu sa portée. Première leçon de ces quatre jours de débat imprévu.
Deuxième leçon, parce que ceci a aussi vocation à devenir un article, la lecture occupe une place à part dans nos loisirs, qui put inspirer la moitié de ces commentaires. Elle ne dispose d’aucun autre appui qu’elle-même : pas d’image, pas de musique, pas de représentations. Nous décodons des signes sur du papier, et, à partir de ces signes, nous transposons dans une dimension nouvelle. Ce n’est pas un hasard si les souvenirs qu’elle fit naître déclenchèrent des réactions aussi fortes : parce que nous n’avons comme seuls moyens de lui donner vie que nos idées et notre imagination, à l’exclusion de n’importe lequel de nos sens, la lecture nécessite une concentration plus intense que les autres arts. Mais, ce qu’elle prend, elle le rend au centuple. Elle a nécessité un engagement total, une ouverture complète de notre concentration à elle seule, pour elle seule, jalousement ; nous lâchons prise avec le monde, ne vivons, un temps, plus par nos sens, mais par ce point de focalisation que nous avons donné au texte, à ces deux pages que nous tenons entre nos pouces, dans lesquels nous sommes intégralement emportés, et mettons notre veille, notre attention au monde, au repos. Je suppose que l’emballement des sens chez le sportif, qui doit se produire jusqu’à ce qu’ils quittent le contrôle qu’a sur eux la conscience, et s’animent d’eux-mêmes, doit jouer un rôle similaire. Je suppose que, chez un homme qui s’abîme en prière, la répétition des formules et des mots jusqu’à ce qu’ils perdent de leur sens et que la conscience s’en détache doit relever d’une expérience semblable. Mais la lecture nous donne quelque chose de plus, que ces deux activités n’apportent pas. Elle nous offre une compréhension du monde, d’une intrigue, de raisonnements, laquelle, quel que soit le degré de vérité petit ou grand auquel elle opère, nous donne une impression de maîtrise du monde plus grande que celle que le monde, bien plus complexe à lire qu’un livre, ne pourra jamais nous donner. En lisant, on a l’impression de grandir. Je crois que c’est en réalité davantage le monde qui rétrécit et se fait plus simple à comprendre, plutôt que nous qui devenons plus sages. Mais certes, l’expérience est forte ; elle valait bien qu’on s’indignât pour un article.
Et puis, chez ces enfants devenus adultes dont les fils se fâchèrent parce que je leur donnai l’impression de dénigrer la lecture, songeons-y : la lecture fut, dans sa pratique aussi, pas seulement pour les histoires qu’elle racontait, une libération. Pour la première fois de leurs vies, ces enfants purent faire quelque chose à leur rythme. Ce n’était pas une musique – pour ceux qui avaient la chance de pouvoir y accéder – disparue aussitôt qu’entendue, qu’il fallait payer à nouveau, dans un autre concert, pour la réentendre. Ce n’était pas un musée, où les parents tirent par la main les enfants, parce qu’ils ont peur de les perdre, ou qu’ils sont pressés, parce qu’on a payé et qu’il faut bien tout voir. Ce n’était, pour les plus âgés, pas l’ingratitude d’une tâche où un contremaître vous surveille, évalue votre action présente, dicte votre action à venir, suivant un horaire que lui seul contrôle, et auquel vous ne pouvez qu’obéir. Ils ouvrirent un livre, déniché d’on ne sait où, et lurent. Les progrès de l’industrie leur avait permis une lecture à voix basse en donnant, sinon un livre à chacun, du moins beaucoup de livres dans beaucoup de bibliothèques. Il n’était plus nécessaire de lire en groupe. Cette lecture était silencieuse, et, plus important, elle se faisait seul, sans compte à rendre, autre que ceux qu’on rend au sommeil, selon leur bon vouloir, et dépendant d’une adéquation seule entre leur plaisir et leur volonté. S’arrêtaient-ils de lire, le plaisir cessait, ou reprenait sous une autre forme. Ils rêvassaient légèrement, s’imaginaient chevaliers, princesses, ou inspecteurs, faisaient un tri rapide dans les idées qu’ils venaient de lire, baillaient un peu, se grattaient le cou, étiraient cette jambe qui leur donnait des crampes, et reprenaient. Le plaisir de lecture reprenait de plus belle. Premiers moments où ils purent éprouver du plaisir à leur rythme, disposer de leur temps, le goûter enfin, même, peut-être ; et, à l’époque dont nous parlons, ce n’était pas une mince affaire. Ces lecteurs eurent raison de l’évoquer.
Mais il faut ajouter encore autre chose à ceci. L’importance des réactions montre bien que la lecture occupe, en France, une place particulière, pas seulement personnelle ou affective. Elle est politique également. Et cela ne fait pas beaucoup de mystère. Ce n’est pas seulement qu’elle permit à de nombreuses familles de s’élever socialement. C’est aussi que notre constitution, la façon dont nous concevons la politique et son objet, sont tous deux nés dans des livres. Notre régime politique n’a pas été fondé sur une religion, sur une ethnie ni même, pourrait-on dire, sur un territoire – puisque la France de la Révolution avait déjà des colonies. Il s’est fait grâce aux livres, et grâce aux idées qui étaient dans ces livres. Voltaire, Rousseau, Montesquieu, ne sont pas seulement des objets de plaisir, des auteurs qui nous permettent de mieux lire le monde ; ce sont également des fondateurs, grâce auxquels on peut comprendre cette société dans laquelle nous vivons, ce qu’elle demande, pourquoi elle le demande, contre quels excès elle a voulu s’établir, quelles réponses elle entendit apporter à ces excès. Notre République ne tient qu’autour de ce consensus, il n’en est pas d’autres. D’autres régimes eurent en commun la religion, l’ethnie, le territoire, la langue ; nous n’avons véritablement pour nous que la langue, mais la langue, en revanche, dans sa maîtrise et sa pratique à haut niveau.
Qu’arrivera-t-il si, demain, une part importante des Français se détache complètement de cette langue, des idées qu’elle a vu naître ? Par quoi resterons-nous liés ? Le niveau scolaire baisse, c’est une chose entendue. Nous avons cependant encore de bons professeurs. Mais que seront les professeurs de demain ? Et quels professeurs deviendront, après-demain, leurs élèves ? C’est, moi, ce qui m’inquiète ; c’est la question que j’aurais aimé poser de façon plus claire dans le premier article, mais que je n’ai réussi à bien saisir qu’à la lecture des commentaires qui le suivirent. Je crois que la question du niveau de lecture des élèves, de la qualité de ce qu’ils lisent, de savoir comment leur donner l’envie de lire cette littérature exigeante à une époque où on ne lit plus, dans une régime politique qui doit sa naissance aux livres, est autrement plus importante que le snobisme culturel que j’ai pu voir s’agiter autour d’elle, et contre lequel je pris la plume. C’est une question plus vitale qui, à ce titre, mérite d’être posée, et à laquelle il faudra, un jour ou l’autre, apporter des réponses.