Tibère a dit, paraît-il, qu’à trente ans tout homme devait être son propre médecin. Je trouve étrange d’attribuer ce mot à cet empereur, sur sa fin si inquiet, si peu sage et si peu tempérant. Mais, si cela est, on lui doit l’une des plus belles paroles jamais dite sur la vie humaine.
Elle sent son stoïcisme. Le contrôle exercé sur ses passions peut bien, pourquoi pas, s’étendre aux affections du corps. Et puis on sait qu’à l’époque la différence est mince entre ce qui a trait à l’âme, au corps ou à l’esprit : tout cela est assez mélangé. Mais tout de même. Je voudrais faire crédit à l’empereur, penser qu’il ne s’agit pas chez lui de répéter une parole stoïcienne dans une formule un peu vaine et creuse, mais le prendre le mot, et voir ce qu’implique son souhait que nous puissions devenir nos propres médecins.
Car c’est un souhait : je crois qu’il faut commencer par là. Les passions se sentent. Elles ont, pour frapper notre esprit et notre cœur, les couleurs les plus vives. L’un les communique à l’autre, telles quelles, brutes, pour qu’il les analyse, et qu’il lui dise qu’il n’y a pas de quoi s’en faire, qu’il peut se calmer. Il met en ordre, traite, raffine, jauge, compare, puis choisit ; dans le cas des stoïciens, de séparer ce qui dépend de nous, ce qui ne dépend pas de nous, de traiter par l’analyse puis la force de volonté ce qui en dépend, d’oublier ce qui n’en dépend pas. Tout est limpide. Il y a là un manuel parfait pour être heureux ; sinon heureux, du moins serein.
C’est déjà quelque chose que de nous donner une telle capacité de contrôle. Dans le fond, selon eux, nous sommes maîtres. Si nous nous laissons emporter, c’est que nous n’avons pas l’âme assez ferme, ou que nous manquons d’analyse, percevons mal le monde : deux aspects sur lesquels l’homme peut travailler. Deux forces en puissance, vouloir et comprendre, que la création lui a données en cadeau pour qu’il les développe, en disant : « Tu n’as plus qu’à ». Elles ne sont pas cachées. Elles ne relèvent d’aucun mystère. Certes, en passant par là, nous sommes libres. Et il faut aimer ces gens d’avoir tiré la ligne la plus simple qui existât entre ces trois points : la volonté, l’intelligence des choses, et notre liberté.
Mais la médecine ajoute quelque chose de plus à ceci. Car la grande limite, la grande angoisse, ce qui emplit le plus les pages de ceux que, parmi leurs grands représentants, j’aime le mieux – Marc-Aurèle et Montaigne – c’est la peur, c’est la dégradation du corps. Quoi ? Ce si long effort de volonté, de compréhension, dans la moitié de l’œuvre ; dans l’autre, la peur de la goutte. C’est ce qui touche d’autant plus que l’affection est banale, et nous montre que l’exception n’est pas dans ce qui nous arrive, mais dans comment on l’endure. Ces deux-là, à ce qu’on dit, moururent conformément à ce qu’ils écrivirent. Légende ou vérité, j’aime à me dire que leur vie, pour moi si belle, ne fut pas gâchée par la crainte immodérée de leurs derniers instants.
La passion ne tue pas, notre esprit s’en nourrit et trouve, même dans la douleur, un stimulant dans la compréhension de ce qui l’affecte. Et puis, ce qu’il l’apprend ici lui servira plus tard ; il se fortifie à mesure, et parvient peut-être, à terme, à distinguer ce qu’elles ont de beau, de fragile, d’unique, d’estimable, d’une souffrance qui avait commencé par aveugler. Mais la mort ? Mais le travail de la médecine qui traque, analyse et comprend, quand elle le peut, ses premières atteintes dans la maladie ? La lucidité supplémentaire qu’on a sur elle nous la rend à mesure plus évidente. Une passion qu’on comprend ne nous affecte plus qu’à moitié ; il ne reste que l’autre moitié à dompter. La maladie, elle, qu’on comprend dans la discipline stoïque, reste inchangée ; peut-être, même, plus vive à mesure qu’on en saisit les effets.
La Rochefoucauld écrit que la chose à faire la plus sûre, c’est de ne pas y penser. Yourcenar, à l’autre bout, fait un Hadrien y allant les yeux ouverts. L’effort de l’analyse, si on ne doit la prendre que par intérêt, se comprend par son gain : il facilite celui de la volonté pour venir à bout des passions. Dans la maladie, dans la mort, il n’y a ni gain, ni chemin à tracer.
C’était mettre la barre plus haut. Garder l’esprit ouvert devant la dégradation du corps, devant ce qui angoisse le plus les hommes, sans gain, sans fruit, excepté peut-être celui de comprendre ce qui nous arrive, et, en connaissant son mal, d’y faire face de manière plus digne ; répondre aux tumultes et aux angoisses de la mort par l’analyse froide et protocolaire de la médecine, c’était mettre l’exigence de l’indépendance humaine, de l’autonomie et de la liberté de son jugement, au-delà de l’intérêt même qu’elles pouvaient servir. Quel hommage plus grand rendu à l’indépendance, que celui qui nous demande de la cultiver, non pour apaiser la douleur, mais par amour seul, et maximal, de l’indépendance ?
Et puis, comprendre ce qui nous affecte, non les grandes idées, non les passions, non les répliques qu’on voit dans les livres ou qu’on entend au théâtre, mais les petites choses qui n’ont d’intérêt que pour nous seul, telle attaque du mal, tel symptôme, telle démangeaison dans le bout du bras, et les comprendre avec l’immense discipline et la méthode qu’on déplace pour comprendre les choses plus grandes, le monde, la morale, la politique, la passion, c’était accepter que nous sommes fragiles, mais donner à cette fragilité, à cette maigre vie qui est la nôtre et qui n’est qu’un point dans la grande marche des hommes, autant de poids et de dignité qu’à tout l’ensemble. Se comprendre soi-même, même dans les choses les plus infimes, compte autant que de comprendre le reste : belle occurrence de l’amour de soi, du soin qu’on se doit à soi-même, si on veut compter pour les autres. Elle nous vient d’un empereur qu’on estime peu. Comme quoi chacun peut apporter son dû, y compris ceux auxquels on songeait le moins.