A Anupam K.
Un homme entre chez un fleuriste. Il achète une rose, hésite sur la couleur, repart avec la rose, oublie sa monnaie. Le fleuriste le rattrape, la lui rend. Notre homme remercie, poursuit son chemin, retourne sur ses pas, rentre chez le fleuriste, et achète un vase. Il paie par carte. Il ressort, remonte le boulevard, s’arrête de nouveau, retourne chez le fleuriste, fait mettre de l’eau dans le vase. On lui propose un sac, il le prend. Le sac est en papier. Il repart, pressé d’arriver au but – à qui il offrira la rose – fait de trop grands pas. Il s’aperçoit qu’il a de l’avance, s’arrête en chemin pour fumer une cigarette, voire deux. L’eau échappée du vase imprègne le papier. Il reprend son sac et va à grandes enjambées, parce qu’il n’est à présent plus en avance ; il est en retard. Les mouvements du bras sont brusques. Le fond du sac cède, le vase tombe et se brise, l’eau éclabousse son pantalon, il marche sur la rose. Il entre dans le métro, loupe son arrêt une première fois, puis une deuxième, arrive finalement très en retard. Il n’a plus d’écharpe : le vent l’a attrapée dans sa course. Il n’a plus de rose. Il est essoufflé. Il a de l’eau dans ses chaussures. Cet homme est amoureux.
Autant l’état amoureux est une merveilleuse absence de soi-même, autant son discours est parmi les plus réflexifs qui soient. Il est tout en parenthèses, en doutes, en explications qui s’ajoutent aux commentaires. Le ventre appuie sur la poitrine, qui comprime le cœur, qui enlace la gorge, qui pousse la parole, qui se jette hors de nous. Nos mots deviennent un chant. Le cerveau, qui voit tout, compare qui nous étions avec ce que nous sommes : « Que dis-je, que m’arrive-t-il, est-ce bien moi qui parle ? » Et en même temps il y a un bonheur extraordinaire à être léger, à savoir, dans cette vie qui offre peu de prises et dont les contours sont flous, finalement ce qu’on veut, à faire dépendre notre bonheur, non pas de ces multiples choses dont la philosophie nous parle, et que nous ne comprenons pas, mais d’un être qui est face à nous, et qui n’aura qu’à prononcer une syllabe pour nous rendre heureux. D’un seul coup, tout diminue, tout est plus simple, notre discours devient stupide, sans conséquence, nos projets s’arrêtent, tout est suspendu à ce « oui » qui ne viendra peut-être pas. Et pourtant, s’il vient, quel bonheur ! La maison, le jardin, les enfants, les deux chiens, le frigo que l’on partage, les lectures sous la couette ; on l’a, ce n’est plus si loin, et tout ce que nous construisons patiemment, avec prudence, les deux pieds l’un devant l’autre pour être sûr de ne pas glisser – mais ! que dis-je, construire ? penser, même : nos valeurs, nos croyances, toutes ces choses que l’on traîne avec soi, et qui sont bien lourdes, parce qu’il est bien dur d’être droit, et de savoir quoi penser dans ce monde – tout est suspendu, jeté, annulé, envoyé au fond du gouffre, parce qu’elle dira peut-être « oui », et que ce « oui » nous délivrera de cette chose si difficile, face à laquelle nous devons lutter tous les jours, qui est de savoir être soi-même. Soudain, cette voix remplace l’autre, et, si nous sommes plus heureux, c’est que nous sommes devenus plus légers.
Racine, qui pouvait le faire parce qu’il écrivait du théâtre, alors que je n’écris que des articles, l’a bien dit en faisant parler Néron et Bérénice alternativement à la première et à la troisième personne : « Néron est amoureux », « Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice » . Que faire d’autre ? On y pense chaque minute de chaque heure, et chaque minute qui passe peut emporter avec elle son bonheur, comme s’il n’avait jamais existé : « Je ne t’aime plus », « Il faut qu’on cesse de se revoir ». Il y a trop dans cela pour une seule personne, et il faut bien se dédoubler pour en supporter le poids.
Aussi forte, aussi pénible que soit l’attente, l’amoureux y pense quand même, parce qu’il nourrit un espoir qu’il n’avait jamais connu, ou ne se rappelle pas avoir connu : celui d’être heureux, de pouvoir rendre heureux qui il aime. L’air passe mal dans les poumons, la respiration est mauvaise, parce que le cœur qui s’y met prend une place imprévue. L’angoisse qui le tient est semblable à celle que la vie nous présente quelques fois devant des opportunités rares et belles, sauf que, dans la vie, le chemin se trace tout seul ; tout ne dépend que de soi, on sait comment faire. Là, il faut trouver, il faut comprendre, il faut parvenir à convaincre un autre qui n’est pas soi. Plus l’état d’amour grandit, plus il est sûr ; mais plus il est sûr, plus il dessine un bonheur probable, qui surgit trop nettement devant les yeux de l’autre, et qu’il peut tout d’un coup refuser. L’amoureux, obsédé par son propre discours, incapable de penser à autre chose qu’au présent, ferait bien de s’occuper un peu plus de celui qu’on lui tient en face, s’il veut persuader.
Il arrive quelques fois qu’on ferme les yeux, et, qu’occupé seulement de soi-même, Dieu, le destin, la providence, ou le hasard, selon d’où vous viendrez, fasse les choses tout seul, et que vous vous retrouviez tout d’un coup heureux l’un dans les bras de l’autre. Il faut alors croire que Dieu, le destin, la providence, ou le hasard, que tout cela existe, car alors, vraiment, on se retourne, on ne croit pas à son bonheur : « Moi ? J’ai fait cela ? Par quels moyens ? » Il faut que cela ait été par d’autres yeux que les vôtres, puisqu’ils furent aveuglés tout du long. Si l’amour se fait tout de suite, un dieu guide vos pas ; il a choisi de vous compter au nombre des élus sur terre. Ne perdez pas une seconde à vous demander d’où vient ce bonheur : foncez tout de suite, prenez-le, jouissez-en. Il y a si peu d’élus, que la moindre des choses que puissent faire ceux qui en sont, par égard pour les malheureux qui n’en sont pas, c’est d’en jouir pour sept ou pour huit – puisque le ratio est à peu près là.
Parce que les hommes craignent le bonheur, parce qu’ils craignent davantage de perdre ce qu’ils gagnent que de ne pas avoir vécu, l’amour met devant leurs yeux le plus grand paradoxe qui soit. Un immense bonheur à portée de main, là, devant nous, dont il ne suffit que de se baisser pour le prendre, pourvu qu’elle dise « oui ». Mais il faut travailler à ce « oui », il faut la voir souvent, lui écrire, n’avoir pas trop l’air d’y penser, ni de l’attendre. Plus on la voit, plus elle nous plaît, plus la perspective de tout perdre, que tout s’effondre, si elle dit « non » est angoissante – et il ne faut surtout pas le laisser voir. Et, quoi ? Plus on la voit, plus la magie s’échappe, plus elle remplace par l’analyse, limitée et précise, ce qui se faisait hier encore par l’imagination, l’impatience, le fantasme, tous trois forces infinies, floues, et jouant toujours en notre faveur. « Sans doute est-il comme cela », « Sûrement, il fera mon bonheur ». Il est plus sage alors de rester dans les brumes, mais cela est terrible, parce que ce sur quoi on veut avoir du contrôle, qui est la volonté de l’autre, non seulement nous échappe, mais encore, fuit d’autant plus que nous cherchons à en obtenir le contrôle. Ovide, qui répéta ce qu’Apollon lui avait dit de sa nymphe changée en arbre, n’eut pas besoin d’en dire plus.
L’amitié est plus douce, et permet de respirer plus sereinement. Il faut qu’elle soit réciproque, nous dit-on, en quoi elle est contraire à l’amour. Je vois trois autres différences, que j’ajouterai à celle-ci. La première, c’est que l’amour ne supporte pas le malheur. Il faut que les deux amants perpétuent l’illusion d’être heureux, autrement l’amour tombe, et il se mue, un temps qu’on espère court, en collaboration mutuelle, pour faire face aux besoins du moment. La deuxième, c’est que dans l’amour plus qu’ailleurs, on fait à l’autre ce qu’on aimerait qu’il nous fasse, on le traite comme on aimerait qu’il nous traite, tirant notre bonheur, non pas tant de ce que l’autre nous apporte, que de la joie que nous avons à nous figurer celle qu’on lui donne. Pour utiliser les mots qu’on trouve dans les livres, on dira que dans l’amour l’empathie dépasse l’estime ; que dans l’amitié, l’empathie s’arrête à l’estime. Enfin, l’amour doit toujours nous surprendre, alors que l’amitié s’accommode de la routine, et s’en accommode plutôt bien. Il doit recréer l’état de la première surprise, et perpétuer cet état de légèreté dans lequel nous mit, autrefois, ce premier regard ; et cela, quoique la maison, quoique les enfants, quoique les deux chiens, quoique le frigo. Dieu, qui fit les pigeons fidèles, nous prouva bien qu’il était sage. Tant de choses, qu’il faut arrêter à deux pages, glissent sur des cerveaux si petits. Elles s’engouffrent dans des cerveaux plus grands, et mettent continuellement en péril cet état pour lequel il semble que nous soyons faits, mais qui, hélas, est si difficile à atteindre.