J’ai en mémoire le souvenir de ces pages de l’Arioste dans lesquelles il déplore l’arrivée des armes à feu en Europe. Invention du diable, dit-il, que Roland a tôt fait de rejeter au fond des mers, d’où il semble qu’elle soit venue. Par elle, dit l’auteur, les morts sont plus nombreux, et le lâche égale le brave. Et en effet, dans une société où l’honneur s’acquiert en combattant, la guerre et l’honneur prennent un autre sens quand la mort se donne de loin, et surtout sans risques. Ce n’est pas de la société féodale que je veux parler ; la mort se donne de loin depuis l’invention des armes de jet. L’équipement du légionnaire romain, du fantassin grec, est cher ; c’est sans doute la raison pour laquelle il était réservé à la classe des citoyens, et que les auxiliaires munis d’armes de jets ne l’étaient pas. Je ferai abstraction de l’histoire, et supposerai un instant que l’honneur ne s’acquérait pas tant chez eux en donnant la mort, mais en se montrant capable, au fil des combats, de la donner tout en la regardant en face.
Je viens de lire l’article d’un chercheur de l’Otan qui se demandait si, avec l’arrivée de l’intelligence artificielle, on devait craindre la prise de contrôle de nos armes par les machines, et redouter l’établissement de cette société apocalyptique qui fait les films d’anticipation de notre enfance. Puis, ce chercheur vantait les mérites de l’intelligence artificielle, et se félicitait de ce que, grâce à elle, les frappes deviendraient plus précises, et qu’ainsi un armement plus efficace, qui toucherait sa cible plus souvent, coûterait, à terme, moins cher à acquérir et à entretenir.
C’est en effet de quoi il faut se réjouir, si on est dans l’esprit de ce chercheur, qui écrit son article dans une période où chacun s’extasie sur les mérites des super calculateurs et de l’intelligence artificielle. Mais il semble que tout ce monde ait perdu la tête. Ces machines permettent de penser plus vite, c’est entendu. Mais penser n’est pas une fin en soi, et ne l’a jamais été que pour des esprits malades qui ne savent se réjouir de ce que la vie, comme telle, nous offre, et qui ont besoin de se projeter en permanence dans des transformations, des perspectives nouvelles, sous peine de perdre leur optimisme et de dépérir d’ennui dans une vie qui, finalement, n’est pas faite pour eux. Le monde paie cher, très cher, cet ennui de quelques uns, et tant qu’il se laissera faire par ces fous, il continuera d’être à leur merci.
Penser ne sert pas à se distraire de cet ennui maladif et morbide. Penser sert à comprendre ce qui est important dans la vie, à faire le tri dans ce monde qui renouvelle sa complexité à chaque génération qui vient le peupler, pour en dégager des valeurs, des principes d’actions qui ont toujours été là, mais qu’il appartient à chaque génération de redécouvrir par elle-même : le vrai, le juste, le beau, le bien. Toute pensée qui ne permet pas de définir plus sûrement l’un de ces quatre principes est une pensée morte, qui ne s’extasie, et ne se maintient que par l’effort de son propre mouvement. Je plains ces élèves, ces professeurs qui se réjouissent de ce que l’intelligence artificielle apportera dans l’enseignement, sans voir qu’elle n’apporte qu’un calcul de plus, en effet plus rapide, et avec un visage plus riant, mais qu’elle ne pourra jamais faire comprendre à l’élève la seule chose qu’une éducation peut lui faire comprendre : penser par lui-même, devenir autonome dans le choix de ses valeurs, apprendre à distinguer entre ces valeurs lesquelles sont solides et principes de vie, lesquelles sont faibles, et principes de mort. Les bras m’en tombent de cette bêtise qui pourrait tout aussi bien se réjouir de ce qu’on est passé de l’apprentissage des tables de multiplication de deux à dix, à onze à vingt ; progrès de calculs rapide, certes, mais qui ne change dans l’éducation que la quantité, quand sa qualité est le seul but important.
Cette génération a déjà formé des gens aveuglés par la machine et sa puissance de calcul. Il faut craindre de ce qu’elle fera demain. Mais il y a plus urgent : la génération d’aujourd’hui, au pouvoir aujourd’hui, présente un défi autrement plus important. Elle est aveuglé de pouvoir, d’argent, et se sert de la machine pour améliorer l’efficacité des coups qu’elle s’apprête à donner. Elle envisage de s’en servir pour déséquilibrer l’ordre du monde, accaparer ses richesses pour elle. Si elle ne met pas ses menaces à exécution, elle les profère, ce qui crée un mal presque aussi grand, parce que ces menaces mettent en place une atmosphère de défiance, de repli sur soi, d’agressivité, qui, une fois qu’elle est bien lourde et chargée en gaz, ne nécessite plus qu’une allumette, n’importe laquelle, pour exploser.
Trump est un fou. Les gens qui l’entourent et qui ne comprennent pas que tout ce qui va à l’Amérique aujourd’hui selon la manière dont Trump envisage de le prendre, se prend quelque part ailleurs, et que cet ailleurs prépare les immenses problèmes que demain nous aurons à affronter, sont des fous. Il faut se dresser contre cette folie. Il faut faire fermer la bouche à tous ces gens qui rompent avec cette logique de dialogue dans laquelle nous avons tous grandi depuis la fin de la seconde guerre mondiale, d’apaisement sinon de paix, de négociation, de diplomatie ; enfin de droit. Il faut se dresser, et expliquer à cette génération d’Américains ignares ce que c’est que deux mille ans de guerres et de prédation sur le monde, et que, s’il est pour eux louable de se préoccuper des intérêts de l’Amérique, ils n’ont pas le droit de le faire en déstabilisant l’ordre du monde.
La diplomatie en Israël ne s’achète pas à coup de carnets de chèques. Les gens ne se déplacent pas d’une terre à l’autre parce qu’on a payé des charter pour les en dégager. Le Groenland, donc le Danemark, donc l’Europe, ne s’envahit pas parce que Trump a décidé que l’Amérique manquait de ressources. La paix ne s’achète pas en Ukraine parce qu’on aura donné une partie de l’Ukraine à la Russie, sans l’accord des Ukrainiens, et surtout pas parce que cela ne permet pas tant à Trump de proposer une paix durable entre la Russie et l’Ukraine, que de se libérer les mains pour aller faire face à la Chine. Enfin la Chine, qu’il ne cesse de provoquer et d’attaquer, comme avant lui d’ailleurs l’administration Biden, dans cette espèce d’attitude raciste qui consiste à considérer les Chinois comme des prédateurs et l’ennemi de demain, simplement parce qu’ils sont Chinois, n’aura bientôt plus d’autres choix que celui d’entrer dans une confrontation directe avec Trump, parce que, selon cette logique d’escalade, le premier qui attaque est celui qui a le plus de chances de s’en sortir.
Il faut se dresser contre toute cette folie. Qu’arrivait-il lorsque, dans la cour, un gros garçon blond pas très malin, mais sûr de sa force, terrorisait ses petits camarades ? Il arrivait ce qui arrive dans toutes les cours du monde : le surveillant vient, l’administration s’en mêle : le gros garçon blond est puni, l’administration ne répond pas aux coups par les coups, mais aux coups par la sanction, l’explication, l’apaisement. L’Europe, face à ces géants qui se dressent de toute part et qu’il faut impérativement calmer, et vite, doit répondre à Trump de cette façon. Et quand bien même cette solution ne plairait pas aux Européens qui ne voient pas que le chemin de la justice, de l’ordre et de la paix est le seul qui doit être pris, que voudraient-ils faire ? Que peuvent-ils faire, face à ces colosses, avec leurs faibles moyens ? L’Europe n’a aujourd’hui pour elle que son histoire, sa diplomatie, son attachement au droit, qui a pénétré dans sa chair par le fait de ces deux mille ans de conflits.
Mon auteur de l’article paru sur le site de l’Otan n’a pas compris la seule chose essentielle qu’il devait comprendre en rédigeant son papier. Quand on tue de loin, quand on tue aveuglément, quand on s’éloigne toujours plus de la mort qu’on parvient à donner d’une manière de plus en plus massive, on perd de vue ce que c’est qu’une vie humaine. Or, une vie humaine, ce n’est pas rien. Ce sont des mois, des années, des dizaines d’années d’efforts, de patience, d’erreur, et d’industrie pour apprendre ce qu’est être juste, ce qu’est être droit, et que, en appuyant sur un bouton, vous réduisez à néant. Mon auteur n’a pas compris que la société apocalyptique qu’il s’empresse de reléguer à la science fiction est, en fait, déjà là. Elle est là quand la puissance de l’armement autorise à voir dans la vie quelque chose d’abstrait, qui s’anéantit plus efficacement parce que l’intelligence artificielle a aidé à atteindre la cible. Lui et Trump ont en commun de considérer que la vie humaine se balaie d’un revers de la main, se déplace comme on le veut, s’achète à coup de chèques.
Ne croyez pas, lecteur, que j’ai écrit deux articles en un. L’intelligence artificielle et la loi du plus fort, c’est le même problème, c’est le même aveuglement, c’est la même vision sinistre, morbide, mais surtout fausse, de la vie. C’est la même diplomatie morbide, c’est la même conception morbide du monde qui nous tombera dessus de plein fouet si on ne se dresse pas immédiatement pour l’arrêter, avec, dans une main le droit et le rappel de ce que vaut la vie humaine, dans l’autre les réponses économiques les plus fermes que le premier marché du monde pourra lui opposer, les deux pieds bien fermement ancrés dans le sol. Il faut tenir cette position, et attendre que l’orage passe.
Dans l’Arioste, Roland prend des mains le fusil du roi Cimosque, et le jette aux fonds des mers. Dans Montaigne, le chevalier Bayard, mortellement blessé, demande à ses compagnons de l’adosser contre un tronc d’arbre, face à l’ennemi, afin qu’il puisse mourir en guerrier. Voilà les gens qui ont le droit de manier les armes. Voilà ceux qui peuvent donner la mort, parce qu’ils savent assez, pour l’avoir vu tant de fois disparaître les yeux dans les yeux, bien en face, ce que vaut une vie.