J'eus mon permis l'autre jour. Je le dis à ceux qui ne le savent pas encore. Je mis dix-huit ans à l’avoir, j’en ai trente-six. Mon père, bien soulagé, m'offrit une Twingo d'à peu près mon âge. Je partis tout le week-end. C'est qu'il y a longtemps que je veux conduire, et rêve d'être libre ; aussi prévoyais-je, depuis Paris, un arrêt à Rouen, un autre à Rennes, puis Nantes, puis Vannes, puis Paris.
Je n'allais pas plus loin qu’Étretat. J'ai l'habitude du métro, quelques fois du train. Plus rarement, parce que les contraintes sont nombreuses, de l'avion. Je m'assieds quelque part, on me conduit où je vais ; quand il le faut, je descends, et on gare le moyen de transport, wagon ou carlingue, sans qu'il soit besoin de mon aide. Là, tout est à faire tout seul. Une sortie d'autoroute à Rouen, cela reste acceptable, encore faut-il ne pas la louper. Une sortie d'autoroute à Paris, c’est en choisir une parmi cinq, les mains tremblantes, un peu de sueur sur le front, et un GPS indéchiffrable. Je passe sur ceux, plus expérimentés que moi, qui klaxonnent derrière.
On conduit, tout est contrainte : le chemin, les sorties, le parking quand on arrive en ville ; la fatigue aidant, et aussi un peu la crainte, je voulus plus d'une fois arrêter là toute chose, cesser de conduire, et remettre le tout à plus tard. Impossible : sur la route, une fois lancé, on ne s'arrête plus, du moins pas n'importe où, quand on veut, et, quand on s'arrête, il faut encore se garer, ce qui, en ville, n'est pas simple. Cette contrainte insupportable sur ma liberté et l'usage de mon temps me fit formuler, dans l’habitacle, de grands griefs à voix haute ; lesquels, pour le salut de la langue, ne s'écrivent pas.
Et pourtant parlais-je de liberté au début. J'enviais celle de mes amis, notamment l'un d'eux qui me conduisit à travers toute la France ; toutefois je n'étais que passager, et j'en oubliais les contraintes. Ainsi est-on, et on a bien raison de le dire, responsable de son véhicule, lequel ne se met pas dans la poche une fois qu'on n'en veut plus. De là me vinrent, en passant, ces deux petites choses.
La première, c'est qu'on est responsable une fois qu'on s'engage, et qu'il serait trop simple d'accepter les avantages que la liberté nous offre, sans en voir les contraintes. Ainsi rêve-t-on de liberté sans l’avoir ; qu’on la remette entre nos mains, on ne sait plus très bien qu’en faire, parce qu'elle pèse un peu lourd. On en fait une grande et belle chose pour laquelle il faut se battre ; on la confond quelques fois avec la gloire. Notons peut-être qu’elle consiste, davantage qu’en un beau combat, à accepter patiemment et sans râler la série de petites causes et effets dans laquelle elle nous engage, desquelles le visage a plus à voir avec celui de la contrainte que la liberté ; cependant c’est bien elle, mais elle est moins glorieuse qu’on le dit, et il faut être patient pour l’aimer.
La deuxième, c'est qu'il y a du risque, mais la liberté ne s'accepte qu'à ce prix, et beaucoup préfèrent une vie sans risques, autrement dit sans liberté, parce qu'ils refusent toute la chaîne de contraintes qui va, quand on veut une chose, de son intention à sa réalisation. Il y a, dans l'histoire, bien des gens qui se battirent pour qu'un dictateur arrive au pouvoir, conscients qu'il arracherait leurs libertés parvenus à ses fins, parce qu'ils préféraient une vie plus tranquille. Après ce week-end en Twingo, je les jugerai peut-être un peu moins.
La troisième chose, parce que les petites routes donnent du temps pour réfléchir, c'est que ce qui nous a paru contrainte une première fois, et quelques-unes des suivantes, finir par rentrer en nous sur la forme d'une habitude nouvelle, laquelle, augmentant notre habileté par coutume, diminue la force de contrainte qui pèse sur nous. Je suppose qu'à la fin, on ne la sent plus ; je ne m'explique pas autrement cet ami qui conduit aujourd'hui presque les yeux fermés, et se déplace où il veut. Ainsi, élargir le champ de notre liberté, je veux dire sentir un plaisir vraiment libre, c'est élargir celui de notre apprentissage ; et lui ne doit pas nous faire peur. C'est sagesse, qui nous permet de goûter de tout et d'être heureux.