A CB
J’y songeais il y a quelques mois, la passion fait peur ; c’est ce qui la distingue de l’amitié. On a raison de représenter les amants se tendant la main l’un à l’autre ; c’est qu’entre une passion rêvée et une passion vécue on passe d’un abîme au suivant : il faut un peu d’aide pour franchir le pas.
Et les romans du XIXe siècle sont pleins de ces femmes dont le plaisir, presque la vie, consista à déclencher des passions sans jamais les vivre ; j’en sais une, à cheval entre le XXe et le XXIe siècle, avec laquelle j’attendis huit ans ce bonheur, et il est probable que je l’attendrai toute ma vie.
Terrible, mais quoi ? Quel est ce pari fou de troquer une situation où on est aimé, si flatteuse, si enchanteresse, mais où on est aimé pour ce qu’on accepte de montrer à l’autre, pour un couple, où l’intimité révèle tôt ou tard ce qu’on aurait aimé garder couvert ?
A bien y regarder, le risque est trop grand. Pour quelle récompense ? Un plaisir qui se répète, qui lasse, qui se gâte ; des obligations maritales contraignantes, bien loin de cette excitation heureuse qu’on a d’être aimé. Et surtout, ce qui était autrefois dans la tête, sous notre contrôle, tout d’un coup nous échappe et ne l’est plus.
Il y a des gens qui rêvent seuls toute leur vie pour ne pas avoir à rêver à deux ; chez eux, tout est fantasme ; approchez la passion pour qu’elle se vive, ils disparaissent aussitôt ; préférant un rêve, mais un rêve sûr, à une promesse de bonheur hypothétique.
Mais je parle là d’une passion indiscutable, évidente, certaine, où il ne suffit que de tendre la main pour la vivre. Ceux qui disent que la passion s’en prend au corps simplifient ; elle s’en prend à la tête, qui cherche ensuite un exutoire dans le corps. Elle démultiplie avec bonheur la perception qu’on a de soi et de l’autre, qui aime ce qu’on lui montre, et qui le fait avec des yeux pleins de larmes, de tendresse, d’admiration, ou de béatitude : dans le reflet brillant de son regard, nous voici tout d’un coup ce que nous désirions être.
Et encore, serait-ce, au bout d’un mois, autre chose ? Alors, on lui montre autre chose : ce sont les mêmes yeux éberlués, les mêmes larmes, la même tendresse devant ce personnage nouveau dont nous avons pris l’apparence ; et de fait, c’est un miracle, car nous sommes toutes ces choses formidables à la fois – nous qui voulions si bien qu’on le crût. Les possibilités sont infinies, ou se comptent comme il y en a qui comptent les étoiles dans le ciel ; c’est un jeu intellectuel bien trop fort, et la vérité est que nous nous aimons d’abord nous-mêmes plus que les autres.
Et puis, réfléchissez : on vous donne le bonheur, on vous l’offre, on vous le tend : serez-vous vraiment prêts à le recevoir ? On rêve du bonheur tant qu’on ne l’a pas ; à présent qu’il est devant soi, on hésite. On entrevoit un bonheur certain, mais figé, mais unique ; toutes ces palpitations, cette myriade de possibilités rêvées ont abouti à cette histoire, et pas une autre.
Nous prendrons bien le temps d’y penser : accepte-t-on que tous ces rêves, toutes ces étoiles, aient donné pour résultat cette situation qui se présente ? Accepte-t-on, même, et c’est en fait la question, qu’ils aient un résultat ? C’est de quoi je ne suis pas sûr. La palpitation fait déjà un grand bonheur ; il faudrait être fou pour risquer de le perdre, seulement pour avoir espéré le vivre.
C’est ce qu’on répète : les philosophes disent qu’on se change soi-même plus facilement que le monde ; ils n’ont pas tort de penser que le bonheur est intérieur, et je me demande si la plus belle illusion de toutes n’est pas d’être amoureux.
Or la passion est prise de risque. Il est vrai que les plus sûres sont celles qui commencent par l’amitié. Ces relations sont rares ; mais si quelques-uns passent quelques fois de l’amitié à la passion, personne n’est encore passé de la passion à l’amitié, parce que la passion est faite d’orgueil, et que l’orgueil entre deux êtres est comme le sel dans l’eau : ce qu’on y met ne s’enlève pas.
Rarement les relations qui n’eurent pas la chance d’avoir ce début ne doivent, à un moment, connaître ce grand saut. C’est là qu’il faut un peu de courage, c’est là qu’on représente les deux amants la main dans la main.
Et, quitte à choisir entre deux principes, puisque ce risque est là, autant choisir celui par lequel on montre un peu de courage, parce qu’il vaut mieux vivre que de ne pas vivre, et qu’à la fin il nous sera toujours reproché d’avoir préféré fuir ce qui aurait pu être, que d’avoir eu la naïveté de croire qu’on pouvait être heureux ; ou l’on se retrouvera à compter des étoiles dorénavant éteintes, et murmurer d’une voix qui ne portera plus :
Reviens.