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Billet de blog 16 juin 2025

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Sur le plaisir

On se définit par des règles. On aime volontiers à le faire. C’est ceci. C’est cela. « Je suis quelqu’un qui, etc ». Ces règles proviennent d’un discours. Ce discours est corrélé aux valeurs morales que nous trouvons bonnes. Nous nous couchons tranquillement avec. Notons qu’il y a bien souvent des différences, voire de larges différences, entre le discours et les actes

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A Baptiste F.

On se définit par des règles. On aime volontiers à le faire. C’est ceci. C’est cela. « Je suis quelqu’un qui, etc ». Ces règles proviennent d’un discours. Ce discours est corrélé aux valeurs morales que nous trouvons bonnes. Nous nous couchons tranquillement avec. Notons qu’il y a bien souvent des différences, voire de larges différences, entre le discours et les actes, et, si on devait évaluer les gens par le discours qu’ils tiennent sur eux-mêmes, ce en quoi ils croient, plutôt que sur ce qu’ils font, le monde entier se présenterait chez Saint Pierre – auquel cas nous aurions mauvaise grâce à jalouser sa vie plus longue que la nôtre, parce que cet homme aurait beaucoup de travail. Parfois cet écart est dû à un manque de cohérence. Quelques tours de raison, alors, nous remettent sur pied. Parfois, c’est autre chose : mauvaise foi, oubli sincère ou insincère, perception erronée du réel, absence de courage, ou, peut-être, désir de liberté, sur lequel nous reviendrons plus tard.

On s’inquiète beaucoup de ce que peut faire l’intelligence artificielle sur l’homme. Sa fantastique capacité de calcul nous permet de définir en un rien de temps les choix que nous pouvons faire parmi les plus pratiques, les plus confortables. On entre critères et paramètres ; elle trouve le reste toute seule. Ses recommandations sont parfaites, si parfaites, qu’il ressemblerait à une faute morale de ne pas les suivre. Que reste-t-il de notre liberté ? Si l’intelligence artificielle est capable de définir mieux que nous une action, un comportement, un choix qui correspond aux valeurs qu’on lui a demandé de respecter, que reste-t-il entre nos mains ? Et puis, valeurs : voilà qui apporte une autre inquiétude : ceux qui détiendront le monopole de l’intelligence artificielle détermineront ses valeurs, et auront la main sur le comportement du monde.

Mais je vois cette branche d’arbre qui dépasse de ma fenêtre, et veux la couper. J’aime un jardin propre et ordonné, ce sont des critères qui correspondent à mes valeurs. Il y a longtemps que j’y pense. Le voisin m’a apporté un formidable outil pour scier les branches, avec drone, télécommande, filet de réception. Je n’ai pas même à me lever de mon fauteuil. Je pense à mes vieux gants en cuir que j’ai trouvés sur une brocante. Le cuir en est épais. Il reste souple. Je les avais achetés parce qu’ils me faisaient penser à ceux de Robin des Bois. Je veux mes gants. Je veux prendre mon échelle vermoulue. Je veux me servir de ma scie rouillée, parce que je l’aime bien. Expédition au garage. Je devrais finir cet article, mais écrire me lasse. Au garage, il faut tout sortir. « Ah, mais cette vieille boîte ? Ah, mais ceci, ah, mais cela, que j’avais oublié, et qui me rappelle tant de jolies choses ? » Tout est sorti, tout est dehors. Je rangerai demain. La scie, l’échelle ? Oui, elles sont là. Mais il y a deux heures que je suis dans ce garage. Je scierai cette branche plus tard. J’aime l’ordre, la propreté me plaît ; ma foi, je suis fatigué.

Autre exemple, parce que j’ai parmi mes lecteurs des gens qui aiment les belles histoires, et d’autres qui n’ont pas de garage. Je suis Thémistocle. J’ai toutes les raisons de penser que quitter Athènes est une folie devant l’avancée du Mède. J’ai noté qu’il y avait quelque chose qui ressemblait à un défaut dans sa marine de guerre. Elle est trop lourde. Mes bateaux sont agiles. Quelle est la probabilité que mes chances de succès soient meilleures sur la mer qu’en défendant mes murailles ? Elle est très mince, et l’inconvénient, quant à lui, est certain : abandonner la ville à l’ennemi. A coup sûr, il y a là un choix à faire qui n’est pas simple. Mais, dans tous les paramètres de ce choix, il y en a un que je retiens, non parce qu’il est plus sûr, plus rationnel, plus prudent, mais parce que contre toute attente, et en dépit des circonstances, il me permet de recréer un monde dans lequel ce n’est pas l’ennemi qui m’impose les choix que je dois faire ; c’est moi qui lui impose les miens. Je quitte Athènes, je monte dans un bateau, je le force à me suivre à Salamine.

Nous définissons nos règles. Elles sont faites de ce que nous pensons et de ce que le monde nous impose. Mais penser à l’extérieur du choix, y compris quelques fois à l’extérieur de nos propres principes, c’est apposer sa marque sur le monde, le forcer à prendre le pli que nous voudrions qu’il ait. C’est dire : « Je suis, j’existe, moi aussi ». Plaisir de l’existence, de l’identité, qui se confond avec le plaisir de notre liberté.

L’intelligence artificielle n’a pas de plaisir. Elle n’a que des valeurs, et une table de calcul qui lui permet de tout faire, mais jamais d’aller contre. Inculquons-lui le principe d’aller contre ses valeurs ? Ce sera toujours un autre principe. Parce qu’elle est absolument cohérente, elle est absolument prévisible. Nous, au contraire, avons besoin de nier le monde, ou un paramètre du monde, pour affirmer qu’on existe ; quand ce ne serait pas nier, ce serait du moins interpréter.

Mais elle n’a pas besoin d’affirmer son existence, et ainsi ne peut, et ne pourra jamais, que le comprendre. Quand bien même elle définirait un monde qui serait mieux pour nous, plus pratique, plus confortable, et qui serait en apparence un enfer nous ôtant notre liberté, nous aurons toujours la possibilité de ne pas croire en ce qu’elle nous demande, de lui désobéir, même si ce ne serait qu’au fond de nous ; d’avoir face à elle cette insolence, parfois stupide, parfois incohérente, qui va quelques fois contre notre bien, de lui dire : « Merci, mais je ferai à ma façon ». Un seul de ces plaisirs d’insolence, fait une seule minute par un seul homme sur terre, a plus de poids que l’ensemble des règles qu’elle parviendrait à établir.

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