On lit beaucoup sur l’affaire de Mazan. C’est normal : plus de cinquante personnes comparaissant pour viol sur une femme inconsciente, et son mari se comportant comme un esclavagiste, il y a de quoi faire couler l’encre. Mais je vois passer, à fréquence égale, des articles ou des tribunes qui condamnent à travers cette affaire une masculinité toxique. Cela se conçoit également. Le rôle joué par tous les hommes suspectés dans cette affaire est minable. Il l’est d’autant plus que, depuis sept ans que le mouvement Meetoo a éclaté, les hommes devraient, ne serait-ce que par égards, se montrer scrupuleusement attentifs à ne jamais dépasser les bornes qui révéleraient en eux des chasseurs agressifs ; et ces bornes ont été, là, scandaleusement dépassées. Le scandale triple encore quand, en plus, lors du procès voulu ouvert par cette femme dont j’espère que nous garderons longtemps le nom en mémoire, on entend quelques-uns des suspects et la défense dire qu’ils ne savaient pas, qu’après tout ce n’était qu’un viol banal, que Mme Pélicot était peut-être consentante, puisqu’elle avait mis des bas résilles. Je comprends que ces femmes qui écrivent dans le cadre de ce procès sur la masculinité toxique soient ulcérées. Je les comprends, mais je ne suis pas d’accord avec elles.
Ce qui me choque, moi, dans cette affaire, ce n’est pas la masculinité toxique des suspects, c’est l’infini degré de bêtise de gens qui ne se sont pas posé une seule fois la question de savoir s’il fallait ou non aller prévenir la police au sujet de cette annonce, qui, au nom de principes fallacieux – dont certains sont hérités d’une forme de virilisme, mais pas tous – se montrent capables d’infliger cela à une femme sans son consentement, qui sont capables de se dire que, parce qu’elle n’a pas dit « non », parce qu’il n’y a pas eu de coups, de riposte, de poursuites, ce n’était pas un viol. Ce qui apparaît à travers cette attitude, c’est combien peu de valeur ces suspects accordent à la dignité humaine, et au consentement dans les rapports qu’ils entretiennent en général avec les autres, qu’ils soient sexuels ou non. Car quoi ? Aurions-nous attaché un homme sur une chaise, l’aurions-nous drogué pour qu’il soit inconscient et ne sente pas la douleur, et aurions-nous permis à ces hommes, moyennant finance, de venir le frapper sans laisser de traces, de l’humilier par la parole pendant qu’il dormait, auraient-ils refusé ? Je me garderai bien de donner une réponse. Par contre, ce dont je suis certain, c’est que cette affaire aurait entretenu bien des rapports avec celle de Mazan. Qui nous dit que, en ce moment même, la même chose n’est pas en train d’arriver à un homme, drogué par son compagnon, loué à d’autres hommes qui lui font subir ce que ceux de Mazan firent subir à Mme Pélicot ? Aurions-nous pointé du doigt la masculinité toxique si une semblable affaire avait éclaté entre homosexuels ? Sans doute non, ou, du moins, certainement pas de la même façon. Or cette affaire serait, en bien des points, semblable à celle de Mazan.
En bien des points, et dans le principal : l’absence de consentement de celui à qui on fait subir quelque chose. Et cela est un problème beaucoup plus grave, beaucoup plus concret, beaucoup plus palpable autour de nous, dans notre vie quotidienne, que celui de la masculinité toxique : c’est celui de la bêtise ordinaire. Cette bêtise, on la constate dès que quelqu’un empiète sur le respect qu’il doit à toute autre personne. Un homme pressé klaxonne avec virulence et en insulte un autre qui est au volant, et qui n’y peut rien si la circulation n’avance pas. Un second en bouscule un autre dans le métro, double une queue parce que cela l’ennuie d’attendre. Un troisième siffle une femme dans la rue, pensant que l’intérêt qu’il a pour elle, et qu’il manifeste aussi stupidement, pourra lui plaire. Un quatrième enfin lit une annonce sur Le Bon Coin, dans laquelle un mari loue le corps de sa femme droguée. Il n’y croit qu’à moitié. Il se présente. La femme porte des bas résilles : dans le fond, elle doit bien aimer ça, être consentante ? Et puis, qui sait, peut-être prendra-t-elle du plaisir, surtout si son mari, un peu âgé, n’est plus en mesure de la satisfaire ? Et d’ailleurs, si elle n’est pas consentante, pourquoi ne supprime-t-elle pas l’annonce entre deux séances, quand elle est en état d’éveil ? Enfin, au pire, elle dort, elle ne s’apercevra de rien : il n’y a pas de mal pour elle. Parce que la vie est dure, parce que j’ai eu une contrariété ce matin, parce que mon patron m’a mal parlé, parce que ma femme est partie, parce que mon fils m’en veut, parce que j’en vois d’autres avoir un bonheur que moi je n’ai pas, ou ne crois pas avoir, pourquoi ne m’accorderais-je pas une petite revanche sur la vie, qui, dans le fond, ne fait de mal à personne, puisque cette dame dort, et pourra peut-être même lui faire plaisir ? Voilà le genre de raisonnements abjects qu’on peut faire, par lesquels on cache, bien au fond de soi-même, les conséquences de nos actes. Et on mène ainsi une vie de petits mensonges, dans laquelle rien de ce qu’on fait n’est, finalement, jamais grave.
J’aimerais qu’il y ait une réponse, une espèce de remède, à ce problème. J’aimerais bien que, d’un claquement de doigt, ou plutôt d’un trait de plume, on puisse supprimer la masculinité toxique. Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit : le mal dont nous parlons est bien plus sérieux, bien plus ancré dans nos vies. Ces gens ne sont pas des monstres, ce serait bien plus simple s’ils l’étaient. Ce sont des gens qui, chaque jour, font avec l’empathie la plus élémentaire exigée par la morale, de petits compromis. Et, hélas, que voulez-vous faire contre cette bêtise ordinaire ? Que voulez-vous faire face à des gens qui ne se rendent pas un compte exact de leurs actions, qui s’arrangent avec la morale à la petite guerre, au jour le jour, qui truandent, sans vouloir non plus exactement truander, avec le premier de ses principes obligatoires, qui est de respecter dans autrui la dignité qu’on aimerait voir respectée chez soi ? Rien : éducation, réprimandes, sanctions, c’est-à-dire rien. Tout au plus, nous surveiller plus étroitement nous-mêmes, pour chasser tous ces petits moments où nous nous arrangeons avec ce que nous nous apprêtons à faire, et que nous savons être injuste. Si nos actions dépendaient de motifs simples, le premier traité de morale donné par la philosophie aurait largement suffi depuis longtemps.