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Billet de blog 18 janvier 2025

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Pour dire l'école

Je reçus l’autre jour de la part d’un ami une publication sur l’éducation nationale. Il me demandait ce que j’en pensais. C’étaient les idées habituelles – chute du niveau, mauvais classement de la France à l’international, baisse des moyens, concurrence du privé, avec un point de vue assez nouveau, qui faisait réfléchir, une fois de plus, un peu différemment et intelligemment au problème.

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Je reçus l’autre jour de la part d’un ami une publication sur l’éducation nationale. Il me demandait ce que j’en pensais. C’étaient les idées habituelles – chute du niveau, mauvais classement de la France à l’international, baisse des moyens, concurrence du privé, avec un point de vue assez nouveau, qui faisait réfléchir, une fois de plus, un peu différemment et intelligemment au problème. Je voulus travailler à lui répondre, et m’aperçus, au bout de quelques temps, que je n’avais rien à dire. Enfin, j’avais à dire, mais les idées se brouillaient, l’une contredisait l’autre, le tout ne formait pas un ensemble cohérent. J’y revins le jour d’après, puis un autre jour encore : rien à faire. C’était toujours la même chose. Rien ne venait, que je pusse dérouler sans heurts. Alors j’y réfléchis, et me dis que, si j’étais dans l’incapacité de répondre, je pouvais tout de même lui dire pourquoi il m’était impossible de le faire.

Je ne peux lui répondre, parce que je ne peux réfléchir à l’éducation nationale sans vouloir modifier intégralement ce qu’elle est, de fond en comble. Je suis en cela comme ces enfants qui retracent les grandes batailles avec des traits dans le sable, et qui ne comprennent pas que déplacer cette colonne, réajuster ces unités, ces lignes, ne se fait pas d’un coup de volonté, mais met en jeu des dizaines de milliers de personnes. Et je crois que c’est un mal qui nous frappe tous aujourd’hui de voir que, entre une pensée qu’on a dans la tête, et sa réalisation concrète, il y a une quantité infinie de couches et de sous-couches, de leviers, de ressorts, de ceci, de cela, de choses qu’on ne sait pas vraiment nommer, d’ailleurs, qui fait qu’on désespère un peu de penser, et qui s’appelle, en gros, l’administration. Il semble que, à chaque couche qu’on traverse, l’idée qu’on avait au départ perd un peu plus de netteté dans sa définition, et finit par former quelque chose qui n’a plus rien à voir avec les termes dont on se servait pour la nommer. Alors, oui, l’affaire tourne, c’est-à-dire qu’il y a des professeurs, des classes, un enseignement de masse qui, chaque matin, recommence, et qui fait qu’on sait, à peu près, avec des trous ici ou là, mais enfin à peu près, mettre un professeur devant chaque élève.

Le grand problème, dans cela, c’est qu’entre la manière dont l’affaire tourne, ce qu’on voudrait qu’elle soit, et les termes mêmes dont on se sert pour en parler, il y a un immense décalage. Pour prendre une image simple, vous êtes en haut d’une montagne, et jetez une pierre. Quand vous l’avez dans la main, c’est encore une pierre. Puis la pierre rebondit une fois, et elle s’éclate, puis elle roule et rebondit une seconde fois, et elle s’éclate à nouveau, et puis à nouveau encore, jusqu’en bas ; et ce qui se trouve en bas, à la fin, n’est pas à proprement parler une pierre : c’est un gravillon, ou un gravillon de gravillon, ou un peu de sable. Nommez-le comme vous le voulez, en tout cas ce n’est plus une pierre. Et pourtant, vous continuez à l’appeler une pierre, comme à cet instant où, quelques secondes plus tôt, elle était dans votre main. C’est la même chose avec l’éducation nationale.

L’éducation nationale en France, telle que les professeurs la pensent, telle que les études la décrivent, telle que les parents la désirent, telle que la politique en parle, n’existe plus. Elle est détruite. Ce n’est même plus la peine d’en parler avec les termes dont on se servait pour la définir avant, telle qu’elle est née sous Jules Ferry, ou même telle qu’elle s’est prolongée avec le collège unique : cette éducation a cessé d’être. Mais, comme on se sert toujours de ces termes anciens, comme on lui donne toujours la même mission, qu’on lui attribue la même valeur, on la juge, on l’évalue, on mesure son efficacité à l’aune de ces termes et de ces valeurs, qui se transforment en critères, qui continuent de donner une définition de l’éducation nationale qui ne correspond plus du tout à ce qu’elle est. Ainsi, on parle dans le vide pendant que le temps passe, et tout s’empire.

Les Français veulent, par exemple, une éducation nationale gratuite et égalitaire. Mais il y a bien longtemps qu’elle n’est plus égalitaire, puisque la part du privé, qui ne cesse de croître, est évaluée aujourd’hui à un élève sur cinq, et que ce chiffre recoupe celui de la part des enfants issus des catégories socio-professionnelles favorisées. Il y a des parents, de gauche, bien intentionnés par ailleurs, pas trop issus de classes spécialement favorisées, qui attendent trois mois un rendez-vous dans une école primaire privée, simplement parce que l’acceptation de leur enfant dans cette école leur garantira, par la suite, une affectation dans le collège privé grâce auquel ils pourront éviter celui du secteur. Chacun entend parler de cela à table, chacun connaît un exemple de ces situations, y compris ceux qui défendent corps et âme l’éducation publique. Comment pouvons-nous ainsi toujours parler d’éducation égalitaire ? Les Français veulent une éducation laïque. Mais où serait-elle laïque, quand depuis tant de décennies, on a créé, et laissé croître, sans aucune vergogne, sans que cela ne pose de problème à personne quant à la définition même de notre projet républicain, des quartiers où l’intégralité ou presque des élèves est de confession musulmane, et, qu’à ce titre, la laïcité ne peut signifier pour eux, et on peut les comprendre, un heureux consensus entre plusieurs religions qui cohabitent dans la paix, mais une contrainte insupportable qui s’exerce sur une seule ? Les Français désirent plus de moyens pour l’école. Mais comment ces moyens peuvent-ils l’atteindre, quand ils sont dépensés au petit bonheur la chance dans des ordinateurs, des tablettes, des logiciels dont personne ne se sert, qui coûtent bien plus cher que le recrutement d’un professeur, l’achat d’un tableau noir et d’une craie, qui, à eux trois, suffiraient largement à couvrir la mission d’éducation qui est, dans le fond, la seule qui importe ? Ils souhaitent une école stable et efficace. Mais comment peut-elle être stable et efficace, quand elle se voit imposée, tous les deux ans ou presque, des réformes insupportables par leur bêtise et leur barbarie, qui veulent changer les manières de faire, renouveler les épreuves, sans concertation avec les professeurs, qui sont pensées dans des bureaux, préparées à des fins politiques, qui ont un rapport de plus en plus chétif et ténu avec l’enseignement et les besoins des professeurs ? Comment peut-on avoir une éducation nationale qui fonctionne, tant qu’on n’a pas compris que l’important n’est pas de mettre devant chaque élève un professeur, mais de mettre dans les classes des professeurs heureux ?

On pourrait continuer cette liste indéfiniment. Une intelligence artificielle, que je ne nommerai pas parce que j'évite de me faire gronder à la maison, me dit que trois cents publications professionnelles paraissent par an en France au sujet de l’éducation nationale. On multipliera facilement ce chiffre par dix en y incluant les publications d’amateurs, comme celle-ci. Ce qui est sûr, c’est que les termes qu’on emploie pour la décrire ne correspondent plus du tout à ce qu’elle est. Mais comme ces termes sont beaux, qu’ils font rêver, qu’ils impliquent un certain combat sacrificiel qui emplit les cœurs et donne des raisons de parler, de faire de jolis discours pour mener de jolis combats, ce sont eux dont on se sert. L’éducation nationale n’est plus égalitaire, ni gratuite, ni laïque, ni efficace. Ou, si elle l’est, elle l’est en comparaison avec d’autres modèles. Elle est peut-être un peu plus égalitaire, un peu moins chère que l’éducation anglaise, ou américaine, ou peut-être allemande : voilà tout. Cela ne suffit pas pour continuer à la décrire ou à l’évaluer comme si elle était encore ce qu’elle n’est plus.

Si on voulait vraiment une éducation nationale conforme à la tradition française, à ce qu’en disent les parents, les études, les professeurs et les politiques, ce serait bien simple, et nous saurions le faire. Cela tient en quelques point assez nets, et pas trop compliqués à comprendre. On supprime l’école privée, on crée des établissements qui accueillent en proportion égale des riches, des pauvres, des classes moyennes, on rétablit une carte scolaire obligatoire, avec tirage au sort des affectations pour que les classes soient vraiment mélangées ; on commence par là, on discute des programmes et des emplois du temps ensuite. Voilà un projet qui correspondrait peut-être un peu plus aux termes dont on se sert pour définir l’école aujourd’hui. Mais la vérité est que personne ne veut réellement cela. La vérité est que l’école telle que nous la pensons a commencé à mourir le jour même où on a laissé la grande affaire, le grand terme du siècle, la grande idée de ces dernières générations s’y infiltrer : le choix individuel, la liberté de détermination ; en un mot, l’individualisme. Nous l’avons tous accepté, à l’école comme dans nos vies ; à ce titre, nous sommes tous responsables. Les politiques, peut-être, un peu plus, dans la mesure où c’est à eux de présenter les choses telles qu’elles sont aux Français, et de leur faire dessus une synthèse assez nette pour qu’on puisse avoir sur elles de vrais débats. Le jour où l’on voudra réellement avoir ce débat en France, alors il ne faudra plus dire que l’école est gratuite, égalitaire, ou laïque, ou tous ces mots qui sont jolis, qui emplissent les cœurs et permettent de gagner des voix. Il faudra commencer par dire qu’elle est profondément inégalitaire, difficilement laïque, plus du tout gratuite pour tous, et qu’elle est ce qu’elle est parce que nous avons tous choisi pour elle, pendant des générations, cette voie individualiste qui a conduit à son éclatement. Cet éclatement n’est pas compatible avec l’intégration républicaine française telle que notre tradition la pense : voilà le fait, voilà ce qu’il faut dire. Il faut, ainsi, soit y renoncer, ce qui est possible, mais le minimum serait au moins qu’on en parle, soit repenser intégralement toute notre école depuis sa base.

Mais vous voyez comme je trace des lignes dans le sable. C’est mon défaut. Qu’on me comprenne : je suis las de discuter de choses qui n’existent pas, d’entendre des discours ou de lire des études qui, un mot après l’autre, me choquent, parce qu’ils ne disent rien de l’essentiel, et qu’il me faut ensuite travailler, la mort dans l’âme, comme nous le faisons tous d’ailleurs aujourd’hui, pour comprendre l’écart gigantesque qu’il y a entre ce qu’on dit d’une chose, avec ses belles idées, et ce qu’elle est réellement. Je suis las qu’on ne parte pas du postulat que notre école est devenue libérale, qu’on continue à utiliser pour la décrire des termes qui ont brillé autrefois, mais qui ne sont plus, qu'on continue à confondre, comme si c'était la même chose, l'école telle que nous voudrions qu'elle soit, et l'école telle qu'elle est. Et je suis, également, un peu fatigué de désirer chaque année un peu plus de ceci, ou un peu plus de cela, de lutter pour avoir un peu plus de moyens, un peu moins d’ordinateurs, un peu plus de laïcité, un peu de plus de ceci ou de cela dans les épreuves ou les programmes, et ainsi de suite. Tout est à reprendre, si nous voulons penser le problème intégralement, et tout reprendre n’est généralement pas le fait de penseurs, d’écrivains, de gens qui font des études sur l’école. C’est le fait de ces vieilles personnalités publiques, pleines d’expérience, qui parlent plus des hommes et des problèmes concrets que des idées, qui se posent davantage la question de savoir comment faire, que de savoir comment penser. Aussi, je n’ai rien à dire sur l’école. Je continue à faire cours dans ma classe, avec plaisir, en fermant mes oreilles à tout ce qui se dit sur elle, et en ne parcourant plus que d’un œil tout ce qu’on m’envoie sur son sujet. Le plaisir de voir ces élèves s’intéresser à ce que je peux leur dire est tout ce qui m’anime. Quant au reste, on ne peut plus en parler.

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