J’aime à me demander la qualité que je préfère voir chez les autres. Il y en a toujours pour nous surprendre et qu’on admire ; ce sont généralement celles qui nous manquent ; on cherche pour cette raison à les faire nôtres. C’est une sorte de pas en avant, mais il laisse voir, aussi, nos préférences : on s’ajuste envers celles que nous prisons, et tendons vers elles, qui sont portées par ceux qu'on aime. Pour y avoir un peu pensé, je vois qu’il n’en est aucune que je prise tant que celle que je remarque chez certains, qui est de supporter soi-même son propre ennui. Ils me sont chers pour cela. Elle peut procéder d’une belle intelligence ou d’une grande bêtise ; même là, j’ai toujours quelque plaisir à la constater, et il me semble d’ailleurs qu’elle ne vient pas sans sagesse.
Je sais beaucoup d’intelligences privées de beauté, en ce qu’elles ne savent pas se contenter d’elles-mêmes. Aussi cherchent-elles, en permanence, les moyens qui suffiront à les divertir. La légèreté est belle ; je l’aime et la chéris. Mais le divertissement frénétique est proprement maladie de vivre, et c’est ce que je préfère ne pas voir. L’attente est une donnée commune à tous les hommes. Elle est belle parce qu’elle est nécessaire, et elle est nécessaire parce que la vie ne sourit pas à tous en même temps. Il faut s’y faire, et se rendre à cette définition de la sagesse, qui consiste à donner aux choses le prix qui leur revient. Il fluctue : occasions, moments, lieux ; et la difficulté n’est pas d’inventer un plaisir à partir d’un instant sans enthousiasme, mais d’accepter que certains puissent ne pas en avoir, et regarder ceux-là en face.
Car il n’y a rien d’autre à faire. Vienne la légèreté si elle le souhaite, nous savons la prendre ; quand elle manque, notre condition n’est pas de chercher à la substituer irrémédiablement par un plaisir inventé, mais de sagement l’attendre. Tout homme intelligent prend plaisir à penser ; il suit ce plaisir qui le guide, et ne sait plus que faire quand il s’agit de penser sans lui. On peut toujours en trouver ; il ne suffit que d’ajuster l’enthousiasme au moment ; doux s’il doit l’être, tendu s’il le faut, vif et fort si nous faisons bonne fortune, simple, régulier et plan dans les cas contraires. Nos anciens alternaient le mot de « penser » avec d’autres ; ici l’on « médite », plus loin on « rêve », ailleurs on « songe »: même chose signifiée, mais avec une intensité différente. Qu'on se serve de ces nuances, on se rappellera que ce n'est pas toujours une gloire de penser.
La soif du plaisir est la maladie de ceux qui ne savent pas vivre. Je regarde avec bonheur un homme qui sait se contenter de peu ; cela m’inspire, il n’a nul besoin d’être soutenu ou porté ; il montre en quelque sorte la voie, et l’on sent que le peu de plaisir qu’il se met en droit d’attendre pour lui est en proportion inverse de l’attention qu’il aura pour les autres. C’est générosité, c’est savoir-vivre ; c’est pudeur, aussi, et pudeur qu’il fait bon d’avoir auprès de soi. Un homme qui manque, et qui le montre, ne voit pas que c’est la condition dans laquelle nous sommes tous, et exhibe un mal général comme une exception particulière. Il y a là un manque d’égards envers nous qui, autour de lui, avons sans cesse l’impression de le servir, mais aussi envers cette distinction que nous cherchons toujours à faire nôtre, entre ce qui est volonté, et ce qui est caprice.
Tous les hommes disent : « Je veux », ce bruit est universel. Il faut l’écouter quand l’un d’eux dit : « Je veux raisonnablement ». C’est pour ainsi dire une faveur qu’il nous fait en nous ne montrant pas ce que tous deux savons parfaitement : qu’un homme est triste quand il s’ennuie. Il faut vivre avec, ou vivre seul. Et, parce que c’est la faille commune, elle se voit d’autant mieux. Prenez le visage de celui qui a frénétiquement envie d’un plaisir violent : il semble qu’il soit toujours sur le point de sauter, et qu’on ne puisse rien faire pour le guérir. Il ne vit que pour les enthousiasmes forts : vous vous excusez presque, en sa compagnie, de ne pas avoir à lui en offrir, et regrettez d’avoir appris à dissimuler pour vous ce qu’il étale si bien aux yeux des autres.
Ils ne nous apprennent pas autre chose, que nous avons besoin de jeu, ce qui est, pour mieux le dire, besoin de sens. Or le jeu n'est pas la vie, mais invention d'un sens dans ces moments où elle n'en donne pas. Sens pauvre, aussi, parce que délimité par des règles qui nous plaisent, et que nous forgeons, plutôt que de nous astreindre à saisir celles qu'elle nous donne. Par là, on ne progresse jamais ; ce n'en est pas même l’image. Et pourtant cela s'apprend-il : on combat ce manque de sens, on finit par le remplir. C'est cacher un peu mieux aux yeux des autres que personne n'est là pour rien. Joie de l'attente, et non pas frénésie du plaisir. Il n'en faut pas davantage pour inspirer.