J’ai été l’autre soir faire un tour sur les plateaux télé afin de comprendre ce mot de laïcité, et notamment celle au lycée, dont tout le monde assure qu’il sera au centre des prochaines législatives. Mon Robert ne suffisait plus, il a fallu que j’aille voir ce qu’on en disait en vrai. Quatre ou cinq plateaux télé, hélas, me donnèrent sept à huit définitions différentes. On crée de vilains débats avec des mots qu’on ne maîtrise pas ; j’ai peur qu’ils ne servent qu’à élever les passions les unes contre les autres. Et puis, il est difficile de contraindre les autres à respecter une règle sur laquelle on a soi-même tant de mal à se mettre d’accord.
Mais observons tout ceci de plus près. Dans une classe où quatre à cinq religions coexisteraient dans des proportions égales, la laïcité telle qu’elle est demandée – dissimuler son appartenance religieuse pour permettre aux lois de la république d’établir un terrain d’entente – ne serait perçue comme ni bonne, ni mauvaise ; elle serait comprise comme nécessaire, parce qu’aucun des groupes n’étant majoritaire, pas un ne pourrait l’emporter sur l’autre, et il faudrait nécessairement un consensus pour mettre tout le monde d’accord. La laïcité serait ainsi l’instrument de la paix, et étant acquise comme nécessaire, elle serait perçue comme bonne. Mais, dans des classes où quatre vingts pour cent des élèves sont Musulmans, cet accord existe de lui-même, et les Musulmans, qui n’ont a priori aucune raison d’être contre la République, en forgent bientôt une dans la contrainte que cette laïcité leur impose, qui n’est plus perçue comme l’instrument d’un accord devenu inutile, mais comme l’obligation de mettre sa religion sous silence, au nom d’un principe lointain et que personne ne comprend.
Chacun comprend, en revanche, le terme de fraternité ; et je croirais finalement volontiers que c’est davantage contre celui-ci que nos jeunes filles qui portent le voile pêchent aux yeux des Français, que contre cet autre qu’on ne parvient à définir correctement. Et que veut-on, c’est français, c’est vieux jeu, mais dans ce pays on aime à ce que chacun ressemble à son prochain, ou que, si un groupe ne ressemble pas à un autre, ce soit dans des quantités négligeables.
J’entends souvent dire, à ce titre, que ceux qui s’habillent différemment des autres sont mieux traités dans les pays anglo-saxons, qu’ils ne sentent pas sur eux un regard réprobateur. « Personne ne m’a jamais rien dit sur mon voile à Londres ». Je l’entends, je regrette qu’on ait à en souffrir à Paris. Mais notons que ce pays veut d’abord former des commerçants heureux, et non pas des citoyens conscients. Notons également qu’on ne jugera certes pas un Musulman sur le fait qu’il porte ou non le voile à Londres, mais qu’on ne le jugera de fait sur rien, parce qu’on ne lui demandera pas son avis. A eux de voir s’ils ont envie de vivre dans une nation dont la politique fait le cœur, parce que chacun désire voir chez autrui les valeurs qu’il porte, et sinon en discuter, ou s’ils aiment mieux vivre dans un pays où personne ne parle de politique à personne.
C’est la raison pour laquelle l’argument suivant lequel chacun devrait pouvoir vivre comme il est, en France, ne tient pas. Il est utilisé comme slogan par McDonald’s, lequel, il ne vous l’aura pas échappé, est une entreprise américaine. « Venez comme vous êtes », répète-t-on : voilà qui sert la liberté. Mais voilà également qui sert l’esprit individualiste qui ravage nos sociétés contemporaines et fragmente les individus, qui finissent par vivre dans des mondes où ils n’ont plus rien en commun : chemin le plus direct pour que chacun vive à l’écart de l’autre. Chemin direct, également, pour qu’il naisse dans chaque ville plusieurs petits quartiers dans lesquels chacun vit selon la loi de sa communauté et est assigné à un rôle dépendant de la couleur qu’il a sur le visage, ou de la religion qu’il pratique. Ainsi le grand argument de liberté, en cette matière, semble plutôt un piège, dans lequel les gens seront jugés a priori selon ce qu’ils sont, et non pas selon ce qu’ils font. Situation que, pour ma part, je n’aime pas beaucoup.
On entend autre chose à gauche, du moins chez une certaine gauche, depuis dix à quinze ans : c’est l’argument selon lequel les Français blancs – puisqu’il paraît que ce mot aura hélas bientôt un sens – n’ont pas à se prononcer sur le désir d’appartenance culturelle des jeunes issus de l’immigration, parce qu’après tout c’est de leur faute si l’Algérie a été colonisée, si la Tunisie et le Maroc ont été placés sous protectorat. Il faut que cela soit, puisque chacun sera du moins d’accord sur le consensus qu’on ne va pas refaire l’histoire, et que ce consensus est bon. Mais il faut également voir que cet argument ne retire pas aux Français d’aujourd’hui le désir de vivre selon cette idée de fraternité, lequel est plus ancien que la colonisation, et, je le crois, bien plus ancré dans leurs veines. Les fautes du passé ne s’annulent pas ; mais l’aspiration des Français à vivre selon les idéaux de la Révolution française ne s’annulent pas non plus.
A présent, je jette un coup d’œil en arrière, et trouve que ni les parents, ni les grands-parents de ces jeunes qui se plaignent ne portaient le voile. Et il me semble que leurs enfants sont, toute proportion gardée, plus près d’être intégrés à la société française qu’eux ne l’ont jamais été. Je me rappelle également le paradoxe de Tocqueville, selon lequel un groupe plus près de toucher le but perçoit bien mieux ce qui lui manque qu’un autre qui en est plus loin, parce qu’on se fait une idée plus précise des deux ou trois strates qu’il nous reste à parcourir, et qui nous blessent, que des six ou sept qui nous en séparent, et qui nous laissent au fond du gouffre, aveugles, mais satisfaits. Je sais qu’on a beau jeu de parler de fraternité à des gens dont on a longtemps mis les CV à la poubelle à cause de leurs noms, mais je reste persuadé que les lois françaises, en l’état, pointent dans la bonne direction, et permettent à chacun de s’intégrer, non selon ce qu’il est, mais selon ce qu’il fait.
Aussi, si j’étais Musulman de France, j’interrogerais une foi et des pratiques que je veux toujours plus alignées sur un livre dont je sais que la parole, vieille de quatorze siècles, doit être interprétée par les hommes pour être applicable aujourd’hui.Je verrais que mes parents et mes grand-parents n’étaient pas de mauvais Musulmans parce qu’ils croyaient que la foi islamique consistât d’abord et surtout dans le respect des cinq piliers. Je ferais attention au fait que les nouveaux préceptes dans lesquels je puis voir de la pureté, qui font de moi quelqu’un dont l’apparence est si distincte des autres habitants de ce pays, ne découlent pas tant de la parole de Dieu, que de l’interprétation que les hommes en font, et qu’ainsi, je n’oppose pas la parole des hommes à la parole de Dieu, qui par nature est supérieure, mais à une autre parole des hommes, qui par nature lui est égale. Je me demanderais si, dans la mesure où ma pratique de l’islam se fait plus rigoriste à proportion que mon intégration perçue dans la société française faiblit, je ne respecte pas tant la parole de Dieu parce que je suis pieux, que je respecte la parole des hommes parce que je me sens seul, mal perçu, en danger, et, le faisant, que je respecte plutôt une parole de gens qui sont loin de mon pays, que celle de ceux parmi lesquels je vis, qui sont imbibés depuis deux siècles, bon an mal an, du désir d’être fraternels. Je me demanderais enfin si, quand une religion sert de revendication identitaire contre les maux d’une société qui prennent leurs sources dans des causes économiques, sociales, et culturelles, je ne peux pas combattre ces maux avec les armes que la raison me donne, en me plaçant tour à tour sur le plan économique, social, et culturel. Et je verrais peut-être alors que le secret le mieux gardé de France n’est pas que nos lois empêchent les gens de croire,ni que nous aurons bientôt une guerre civile, mais que les jeunes filles de ce pays peuvent en réalité très bien ne pas porter le voile, et être tout de même de bonnes Musulmanes.