J’ouvre Bouvier, lequel m’a été offert par un ami qui m’est cher. Je tourne quelques pages, et trouve une vieille Macédonienne, ridée, fripée, bien laide, qui nettoie les toilettes, explique en mauvais allemand qu’elle a été capturée par les Waffen SS durant la Seconde guerre, et a passé quelque temps dans les camps. Elle ajoute qu’elle est mise au ban depuis son retour, que personne ne lui parle – c’est la raison pour laquelle elle a été mise là à récurer les chiottes – mais que, ça va, la vie est belle, on ne se plaint pas.
Voici ce que je me dis. Si cette Macédonienne, chez laquelle, à part une terrible mort dans les camps, on ne peut souhaiter de vie plus horrible, trouve la vie belle, si elle a, en écartant la simple comparaison de sa vie passée et présente, dans laquelle, quoiqu’elle ne côtoie plus la mort, elle souffre tout de même de la solitude, de la proscription, qu’elle n’avait sans doute pas connues dans les camps, assez de ressources pour trouver que la vie est belle, qu’elle vaut le coup d’être vécue, c’est que nous avons une très grande faculté à nous trouver heureux à peu de prix.
On peut y voir un exemple de stoïcisme ; éventuellement, d’espérance dans un salut chrétien – car, autrement, comment tenir ? Mais il y a également ceci, qui m’inquiète davantage, et que je peine à dire avec des mots simples, pour ne pas avoir écrit depuis longtemps. A quoi notre faculté d’être heureux tient-elle ? Ôtez-moi le bonheur, je le trouverai par mes propres moyens. Témoins cette Macédonienne, ou cette vieille femme avec ses chats, que nous croisons tous les jours – pour prendre un exemple plus proche de nous – et qui se persuade qu’elle n’est pas seule.
Un adolescent, un jeune adulte dont c’est le penchant secret d’aimer quelques fois à réfléchir, ouvre une intelligence artificielle. Il lui pose une question. La question est formidable, lui répond-elle. Personne ne la lui avait jamais posée comme cela : heureusement qu’il met le doigt dessus, comme cela, et pas autrement. Qui d’autre avait jamais posé cette question ? Elle ouvre de nouvelles perspectives, etc. La réponse vient. Il ne la comprend pas. Explique-moi mieux ceci, et cela, et puis cela encore, que je n’ai pas bien entendu, fait-il. « Mais oui, tu as raison, j’ai mal dit. Voici de nouveau. » Nouvelle réponse, pour lui, et rien que pour lui. Les méandres de sa pensée, les prérequis, ce qu’il avait besoin de comprendre pour comprendre, de savoir pour savoir, et qui fait la science du pédagogue, tout est là, tout est dit, étape par étape, servi sur un plateau d’argent.
Mieux encore, tout cela n’est pas seulement livré, offert, à cueillir : c’est servi avec gentillesse, avec courtoisie, avec déférence, respect, amitié : tout ce qu’un bon ami peut offrir dans la conversation avec un verre de whisky, c’est là. C’est là, sans plainte, indéfiniment, infatigablement, sans humeur, sans impatience, et, non seulement c’est la bonne réponse, mais c’est la bonne réponse servie pour lui.
Ce n’est pas la bonne réponse, rétorquerez-vous. Il y a ceci ou cela où elle défaille. Soit : mais ce qu’elle fait suffit déjà à satisfaire la curiosité d’un homme. Que dis-je, d’un ? De dix, sur toutes leurs vies. Et, elle se trompe aujourd’hui, mais il n’y a que quelques années qu’elle existe : imaginez ce qu’elle pourra faire demain. « Mais – car je vous entends – pourquoi n’avez-vous pas réagi sur Wikipédia ? Le problème n’est pas nouveau ! » Bien sûr, qu’il l’est. Qui a déjà lu la page entière de Wikipédia sur Louis XIV ? Ou sur Cléopâtre ? Une encyclopédie entière dans la poche, à portée de main : oui, mais il fallait tout de même se la farcir.
Voici une machine qui vous explique Tocqueville mieux que Tocqueville lui-même ne pourrait le faire. Voici une machine qui met à votre portée les raisonnements dont vous avez besoin pour comprendre Tocqueville, et qui, si vous vous endormez sur deux pages, ou sautez une ligne importante, en remettant sa compréhension à plus tard, vous dit, mieux que Tocqueville, mieux qu’un professeur, « tu n’as pas été attentif ici, ou là, je te réexplique, et je te réexplique dans des mots que cette fois tu pourras entendre ». Voici une machine qui, d’un coup, supprime toutes les étapes, toutes les difficultés, toutes les marches qu’il était autrefois nécessaire de gravir pour accéder à la connaissance. Et elle le fait gentiment, en vous expliquant que vous êtes le meilleur.
Vous me direz, oui, mais elle aplanit tout, donc les raisonnements qu’elle fait se ressemblent et se succèdent, vous apprenez, mais n’en retenez rien ; puisque vous ne souffrez pas pour apprendre, tout est plat, rien ne se grave dans votre mémoire. Je vous entends, et c’est à quoi je réponds : à quoi servent les raisonnements que les livres vous donnent ? A quoi bon ce raffinement perpétuel de l’esprit, ces ratiocinations sans fin, cette incubation dans laquelle nous sommes jetés depuis Platon, si ce n’est à comprendre Platon, et ceux qui le suivent ? Ne sont-ce pas, finalement, des remèdes contre l’ennui de l’esprit ? « Liberté, etc, capacité à voir clairement dans les choses, à bien poser les problèmes qui se présentent à nous. » Ah ? Et trouvez-vous plus de dérive morale chez une personne moins éduquée ? Trouvez-vous que le boulanger, dans les choix qui comptent, fasse moins bien que le professeur ? J’irai plus loin : trouvez-vous dans Tocqueville des remèdes à appliquer aux défauts des démocraties contemporaines ? Ou, si vous trouvez un remède, que vous parvenez à le formuler adéquatement pour notre époque, puis à le faire entendre, enfin à l’appliquer comme vous l’avez pensé ; pour une solution trouvée, combien de pages avez-vous lues simplement pour obtenir le plaisir de les comprendre ?
Je ne dis pas que tout est simple. Je dis que la question se pose. La question se pose de savoir quel est le statut du savoir, quelle est la raison pour laquelle nous lisons des livres, et quel intérêt nous aurons demain à lire des livres, si l’ensemble de leur contenu est accessible en faisant un clic dans notre poche. J’ai lu Tocqueville, direz-vous. Oui, mais celui-ci l’a lu, ou l’a presque lu, puisqu’il est dans sa poche. Oui, mais moi je l’ai vraiment lu. Quel intérêt ? Lui peut vous répondre en trois clics, et arriver au même résultat que vous.
On peut prédire que, dans les années qui viennent, la lecture sera une activité plus gratuite et inutile qu’elle ne l’a jamais été. Elle sera le lot des gens qui prennent le temps, qui aiment lire pour lire, et qui font cela, non pour en tirer quoi que ce soit, mais parce que cela leur plaît. Petit groupe de gens dans leurs tours d’ivoire qui tournent les pages pendant que chacun dort ; et le son du papier tourné raisonne d’un même écho dans la nuit noire. C’est beau. Mais nous avons déjà connu cette époque : elle s’appelle le Moyen-Age, et le Moyen-Age, comme c’est en train d’arriver pour d’autres causes, tira un trait sur l’éducation de masse. Et on peut trouver piquant le paradoxe que nous en soyons ramenés à l’âge sombre, pour Dieu sait combien de temps, à une époque où l’intelligence artificielle a mis la lumière dans la poche de tous.
« Vous êtes trop pessimiste, me direz-vous, l’intelligence artificielle ne peut transmettre le savoir comme le professeur, ne peut encourager l’élève, ne peut lui insuffler cette envie d’apprendre, cette émulation, ce désir de cheminer cœur à cœur, esprit à esprit, dans la même direction : elle est trop froide ! » Souvenez-vous de ce que j’ai dit au début de cet article sur la Macédonienne de Bouvier. Souvenez-vous de la vieille avec ses chats. Notre âme trouve un substrat au bonheur partout où il lui donne l’apparence d’être.