Je réfléchissais l’autre jour au soldat de Montaigne, qui s’acharne à défendre une place forte quand tout espoir est vain. Il le condamne. Il ajoute dans son jugement cette circonstance plus éloignée de nous aujourd’hui, qui est le respect dû à un prince assiégeant, quand le rang et le mérite le demandent. Je peux comprendre ceci, mais me trouve moins d’accord avec lui sur cela.
La place est prise, les soldats patrouillent à l’intérieur pour vérifier qu’il ne reste plus de menace ; notre homme se jette sur l’un d’eux et le tue : action vaine, désespérée et inhumaine. « Un ennemi de moins pour la suite », dira-t-on. Dans sa patrouille, ce n’était plus un ennemi, mais un garant de l’ordre ; il l’était pendant le siège, il le sera au prochain ; à présent qu’il fait son tour sans intention guerrière, le tuer n’annule pas la victoire, ni ne change le cours de la bataille. C’est un meurtre, non pas une action de guerre. Il l’est en puissance, mais il n’est pas encore l’ennemi qu’il sera demain.
La place tient encore ; il n’y a vraisemblablement aucune possibilité pour que notre homme et la poignée de soldats qu’il a avec lui repoussent l’assaillant ; ils continuent de se battre et font mouche dans l’armée adverse ; qui sait si une perte plus grande qu’une autre, un officier, un homme du sang, ne démoralisera pas la troupe, ne ralentira pas sa marche, éventuellement le temps que les secours arrivent, et n’inversera pas le cours de la bataille ? Cela s’est vu, cela se voit déjà chez Homère, qui a écrit, en une seule, à peu près toutes les batailles faites ou à faire. Qui sait si, dans l’estime pour l’adversaire vaillant telle qu’on la voit à l’époque, et qui perdure au moins jusqu’à Cambronne, celui qui assiège ne proposera pas, en leur honneur, des pourparlers qui leur permettront de s’en tirer sans mal ? Et, quand ils voudraient combattre jusqu’à la mort, et mourraient en effet au moment de tirer la dernière balle, pourquoi une résistance si brave, un amour tel pour le pays, un tel désir de montrer à ceux d’en face combien leur avancée sera dure, ne serait-ce que pour leur faire entendre que ce que eux font sera répété par les autres, ne permettrait de semer le doute dans les rangs adverses, et leur faire adopter une marche plus timide, qui leur sera fatale ? L’armée romaine, plus obtuse, plus fière, plus acharnée qu’aucune autre, a déjà reculé pour moins que cela. En dernière instance, c’est son désir, c’est sa liberté, c’est la conception haute et noble qu’il se fait d’elle ; préfère-t-il mourir que de se rendre, tant qu’il a les armes en main et qu’il avertit l’adversaire qu’il reste une menace, son action n’est pas vaine, il troque la modération et la prudence pour l’amour de son pays, ou pour la haine de l’ennemi ; de même que nous n’avons rien à dire sur les valeurs qui l’ont fait vivre, nous ne dirons rien quand ce sera par elles qu’il veut mourir. Et puis, encore une fois, serais-je soldat avançant sur ces terres, j’hésiterais davantage, et me demanderais, ayant vu ce qu’un peut faire, de quoi seraient capables les autres.
Cela m’engagerait peut-être à m’acharner plus encore et réduire la résistance adverse au silence, en employant des moyens plus cruels ; je serais alors en faute, et cesserais de me battre loyalement, pour avoir vu un courage dépassant la moyenne. C’est le jeu de la guerre que de montrer du courage contre un adversaire armé, où il s’agit de sa vie ou la vôtre ; ce ne l’est plus que de s’en prendre à ceux qui n’ont pas les moyens de résister, simplement pour ôter leur moral à ceux qui combattent. La valeur est de leur côté, non plus du vôtre. Il faut compter sur la mansuétude, ou simplement le bon jugement de l’ennemi. Cela me renvoie à un autre passage de Montaigne, quelques pages avant celle-ci, où il traite des actions pernicieuses en temps de guerre, des généraux qui manquèrent à leur parole ; et attaquèrent pendant une trêve, le retrait des morts, une fête religieuse de l’ennemi. Actions basses et mesquines, dit-il, quoiqu’elle permettent quelques fois d’obtenir la victoire.
Il ne dit pas qu’une victoire obtenue par ces moyens ne dure qu’un temps, et soulève les consciences contre vous. Si ce n’est pas celles de ceux que vous avez défaits, puisqu’ils sont morts, ce sera celles de leurs enfants, de leurs cousins, de leurs proches, qui n’admettront pas de se soumettre ; votre gain sera de fait, mais, parce qu’il aura été gagné de manière déloyale, il ne sera, dans les têtes et dans les cœurs, jamais de droit. On a le droit de détester une nation si elle porte encore les marques, et les accepte, de ces actions petites et viles, qui lui assurent une domination par la force, et non une autorité par l’estime. Les humiliations qu’un pays fait subir à un autre restent dans l’histoire, et forgent une mémoire où le crime s’inscrit comme irrémissible. Ce ne sont plus eux, ce sont leurs descendants ; mais ils vivent toujours selon un gain illégitime, sans pardon, sans excuses, sans compensation, sans remords ; l’histoire trace les rancunes dans le sein du pays et les fait vivre, comme elle sert de mémoire au cœur d’un homme.