William Vautier (avatar)

William Vautier

Abonné·e de Mediapart

70 Billets

0 Édition

Billet de blog 21 octobre 2023

William Vautier (avatar)

William Vautier

Abonné·e de Mediapart

A mon frère sur la musique

L’une des choses que, dans mon entourage proche, je ne parviens pas à comprendre, est le manque d’appétence, l’absence ou presque d’intérêt de mon frère Lucas pour la musique savante. Je tâche de me le figurer, et ne parviens pas à le faire. Il écoute et compose pourtant de la musique contemporaine, électronique

William Vautier (avatar)

William Vautier

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

L’une des choses que, dans mon entourage proche, je ne parviens pas à comprendre, est le manque d’appétence, l’absence ou presque d’intérêt de mon frère Lucas pour la musique savante. Je tâche de me le figurer, et ne parviens pas à le faire. Il écoute et compose pourtant de la musique contemporaine, électronique, dont les mélodies, les accords et les rythmes font partie du même ensemble, et peuvent produire les mêmes effets. Il y a là une inconnue pour moi. Quelle source d’inspiration extraordinaire cela serait pour son travail ; ou même, lui que je vois prendre tant de plaisir à écouter les modernes, sans forcément chercher à les reprendre, ne pourrait pas ne pas en avoir à écouter les anciens. Si encore il avait ce que je me figurais être petit le caractère de son père, que je soupçonne de n’avoir jamais cherché à l’écouter – alors qu’il y avait toujours un CD de musique moderne qui tournait à la maison – à cause du snobisme social qu’elle représente, je pourrais comprendre. Certains écoutent en effet des voix d’opéra, et voient tout de suite les perruques, les petits fours et la poudre, sans voir que l’inspiration se moque des classes, ni même que les meilleurs lecteurs, ceux qui nous apporteront les plus belles richesses dans leur fréquentation de l’art, ne sont pas les bibliothécaires, mais ceux qui parviennent à se dégoter un livre, du papier et un crayon dans une cellule d’un mètre sur deux, et croupissent au fond d’une geôle de dictature. Mais ce n’est pas son caractère ; je ne lui connais pas cet esprit revanchard, et il se tient plutôt tranquille lors des discussions politiques.

Un ami relatait l’autre jour cette anecdote ; vous pouvez être sûr qu’elle est vraie, puisque je vous la raconte. Le grand pianiste, l’interprète universel qui a traversé le siècle, auquel plusieurs compositeurs ont dédié une œuvre, Horowitz, se produisait dans les années 70 à Paris. Il y avait dans le public quelques jeunes gens qui avaient fait de l’interprétation leur métier, dont l’un, devenu célèbre depuis, a formé plusieurs générations de pianistes. Ils étaient venus voir et écouter la légende vivante. A la fin de la représentation ils hésitent, se concertent, aimeraient, mais n’osent pas. Et puis tout de même, cette poignée de jeunes gens, venant d’une époque où les bourses étaient plus petites que les nôtres, mais les couilles un peu plus grosses, fendent la foule, s’approchent d’Horowitz, se présentent, lui parlent, l’invitent enfin au détour d’une phrase, laissant tomber le dernier mot comme s’il avait été lâché par erreur, à un petit concert privé qu’ils organisent entre eux avec quelques amis, et lui disent qu’ils seraient tous – et comment ! – honorés de sa présence. Horowitz accepte.

Voilà le grand homme dans un petit salon parisien où les murs sont jaunes de tabac ; on parle, on fait de la musique ; à peu de choses près, les costumes en moins, l’ambiance devait être celle qu’il connut dans sa jeunesse. A la fin de la soirée, l’un des petits jeunes, s’enhardissant, va le voir et précise qu’il donnera un concert à New-York, où Horowitz habite, à quelques semaines de là, et qu’il serait ravi de pouvoir le rencontrer à nouveau. Aucun problème, répond Horowitz, cela me fera également très plaisir, voici mon adresse, écrivez-moi.

La lettre part, on l’imagine, dans les quarante-huit heures. Tel jour, tel hôtel, tel concert, précise le jeune. Il attend fiévreusement la réponse : pas de réponse. Les jours passent, puis les semaines ; la boîte aux lettres reste vide, le jour du concert approche ; il faut bien que le jeune pianiste parte, il se rend à New-York la mort dans l’âme et, évidemment, n’y rencontre pas Horowitz.

Ce même pianiste fait des travaux dans son appartement plusieurs décennies plus tard. On refait les lattes du parquet. Sous l’une d’entre elle, la première, en fait, celle qui est la plus proche de la porte, sous laquelle à l’époque certains concierges glissaient le courrier quand il arrivait, on trouve une lettre, coincée entre une lame de parquet et le sol, glissée par mégarde trop profondément par le concierge sous la porte. On tire le pli, on l’ouvre : c’est Horowitz. Je suis enchanté de votre arrivée prochaine à New-York ; pour ma part je serai là, tel endroit, telle date ; venez me trouver. Il est des rendez-vous manqués qui font plus mal que d’autres.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.