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Billet de blog 23 décembre 2024

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Qu'est-ce que la lecture ?

Les élèves ne lisent plus. C’est ce qu’on entend souvent. L’idée se répète de bouche en bouche, clairement, puis circule d’oreille en oreille, tout aussi clairement. D’autres bouches, ensuite, la répètent à d’autres oreilles, d’une manière toujours aussi claire. Ce qui est moins clair, en revanche, dans tout ceci, c’est ce que perdent les élèves en ne lisant plus.

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A Vlad Berindeï

Les élèves ne lisent plus. C’est ce qu’on entend souvent. L’idée se répète de bouche en bouche, clairement, puis circule d’oreille en oreille, tout aussi clairement. D’autres bouches, ensuite, la répètent à d’autres oreilles, d’une manière toujours aussi claire. Ce qui est moins clair, en revanche, dans tout ceci, c’est ce que perdent les élèves en ne lisant plus. La littérature, depuis un siècle, a changé de statut, et parmi toutes ces bouches qui répètent qu’on ne lit plus, et que c’est un drame, je n’en entends pas beaucoup expliquer ce que peut apporter la littérature à un élève en formation, ni ce que fait une littérature disséminée dans la société, par rapport à une société où l’on ne lit plus.

J’entends, ainsi, des gens contemporains faire des reproches à des élèves contemporains sur ce qu’ils ne sont plus au fait de la littérature, et qui font comme si, dans leurs reproches, la littérature était restée figée à ce qu’elle était en 1910. Il y a là quelque chose d’étonnant. Il y a quelque chose d’étonnant à ce que, disant que les élèves ne lisent plus, ce qui est un mal, on laisse entendre qu’on lit soi-même, ce qui est un bien, et que, lisant soi-même, on ne soit pas curieux de savoir pourquoi les élèves ne lisent plus, ou qu’on n’ait pas l’esprit de suite suffisamment poussé pour s’interroger sur les causes de son indignation, et se demander si ne plus lire en 2024, par rapport à la société de 2024, signifiait la même chose que de ne plus lire en 1910, par rapport à la société de 1910.

Je crois qu’il appartient à ceux qui lisent beaucoup de se taire. Et je crois qu’il appartient à ceux qui lisent peu de signifier à tout le monde qu’ils lisent beaucoup, et que, pour dire qu’ils lisent beaucoup, ils crient à qui veut bien l’entendre que les autres ne lisent plus. La France est un pays de snobs. J’entends par là que c’est un pays dans lequel il est très tentant, pour se faire valoir, de glisser dans une conversation qu’on a lu Proust par petites allusions bien fines, de laisser deux ou trois livres de la Pléiade ouverts dans le salon où l’on reçoit, avec des marques-pages placés en évidence à un peu plus de la moitié des livres. Demande-t-on ce qu’on a tiré de ces lectures, il n’y a plus personne. C’est pourtant, je crois, là qu’est l’important. Mais cet important n’intéresse personne : il suffit de dire qu’on a lu Proust.

Les élèves de 1910 avaient besoin de lire, parce que c’était une époque où une poignée de gens bien formés dans les lettres pouvaient accéder aux affaires. Ils se discriminaient entre eux sur ce critère, qui suffisait ; la gymnastique intellectuelle acquise lors de la lecture des classiques formait assez l’esprit pour ce qu’ils auraient à faire par la suite, et une culture commune, acquise seulement par un très petit nombre, permettait de se reconnaître entre pairs. Je ne parle, là, que d’une littérature bourgeoise et conformiste, qui n’était par ailleurs au départ ni bourgeoise ni conformiste, mais qui fut reconnue par la suite comme telle, et qui constituait, pour ainsi dire, la littérature patrimoniale. A côté de celle-ci existait ensuite une littérature de combat, dont les idées novatrices n’étaient pas admises par tous, qui parlait de laïcité, de république, de socialisme, quand elle était novatrice sur le plan des idées politiques, ou qui présentait des femmes noires dans des recueils de poésie, faisait de la poésie une spiritualité nouvelle, supprimait la ponctuation de ses recueils, ou publiait des romans sur rien, où le style importait plus que l’intrigue, quand elle contestait l’emprise des valeurs bourgeoises sur la société par la revendication d’une esthétique nouvelle. Connaître la littérature, l’admettre, la contester, la discuter, constituait un enjeu, et cet enjeu n’existait pas parce que la littérature est belle, qu’elle ouvre l’esprit, qu’elle fait du bien à l’âme ; cet enjeu existait parce que ses textes suffisaient pour qu’on se distingue entre pairs, ou qu’il importait, pour la direction que prendrait la société par la suite, que ses idées fussent ou ne fussent pas discutées. Pour le dire autrement, lire constituait un enjeu social et politique personnel, et les plus belles pages sur la lecture, qui furent écrites en ce temps-là, naquirent entre les mains qui firent d’abord de la littérature l’objet d’une ambition.

On apprend, dans tout bon cursus de lettres, que la dernière une du Monde consacrée à un sujet exclusivement littéraire parut en 1967, lors du débat entre Barthes et Picard sur Racine. Ces mêmes gens qui poussent des cris d’orfraies sur ce qu’on ne lit plus pourraient peut-être réfléchir à la façon dont on lit aujourd’hui : ils verraient que ces élèves qui ne lisent plus ne perdent finalement pas grand-chose. Car qu’est-ce que lire aujourd’hui ? Qu’apprend-on dans nos conférences ? Que nous disent les gens qui viennent parler de livres à la radio ? Qu’avons-nous la joie de découvrir lorsqu’on prend un livre par la quatrième de couverture, et qu’on y trouve qu’il s’agit d’un coup de cœur du libraire ? Qu’il y a là « un livre à la réflexion profonde, toujours actuelle, d’une bouleversante vérité », que c’est « un témoignage sensible, une introspection éprouvante mais nécessaire », « un voyage toujours vrai sur le monde d’aujourd’hui », « une évasion portée par un souffle extraordinaire », « une histoire touchante, plus que jamais d’actualité, où les ressorts du drame agissent pleinement », ou d’autres mots, dont je ferai grâce à mon lecteur, qui connaît comme moi ce babil imbécile et vain qui entre dans ses oreilles dès lors qu’il entend parler d’actualité littéraire.

La vérité est qu’il devient indifférent de lire ou de ne pas lire, que la littérature, en quittant son rôle patrimonial, n’apporte plus rien à personne, que de très individuel, et que cela n’a aucune espèce d’importance sur la manière dont se forme la marche du monde. On lit par goût, on lit par plaisir, dans une société où les goûts et les couleurs ne se discutent plus ; et ces mêmes gens qui déplorent qu’on ne lit plus sont ceux-là mêmes qui, parce qu’il n’interrogèrent jamais la fonction de la littérature dans une société aujourd’hui bien différente de celle qu’ils regrettent, et dont ils ne comprennent aucun enjeu, ont contribué à faire de la lecture cette activité indifférente qu’elle est devenue.

Je prie mon lecteur de bien vouloir m’excuser s’il se fâche pour ce qui va suivre. Je ne lis pas pour m’évader. Je ne lis pas pour recueillir un témoignage profond. Je ne lis pas pour partager avec l’auteur une expérience bouleversante. Je ne lis pas pour voyager. Je lis pour comprendre. Je lis pour comprendre les liens entre une société qui n’est plus et celle qui persiste, qui est sa fille. Je lis pour comprendre l’intelligence psychologique dont firent preuve les romanciers de notre littérature d’analyse, et, à travers eux, l’émergence progressive de ce soin qu’on a apporté à l’individu dans notre société, et à la compréhension des mécanismes fins qui le meuvent. Je lis pour comprendre les spécificités d’un siècle obnubilé par une cour où un seul homme décide de tout, et distribue les places avec des sourires qu’il adresse à ses subordonnés, ou en leur permettant de lui ôter sa tunique avant d’aller dormir. Je ne lis pas parce que je considère la littérature comme une fin en soi, mais comme un support qui m’aide à franchir le pas vers une philosophie parfois trop abstraite, ou à une histoire que je veux plus incarnée que celle qui se trouve dans l’école des annales. Je ne lis pas pour me lover contre les auteurs, faire de mes livres des peluches que je montre à mes amis, mais je me sers de ces livres pour comprendre les hommes, parce que le savoir que nous ont laissé les hommes d’hier peut me servir de quelque chose pour comprendre les hommes d’aujourd’hui, que mon seul but est d’agir libre et droit auprès de mes concitoyens, et que pour comprendre ce qui est bien, ce qui est mal, ce qui est mon devoir, je peux avoir besoin de quelque aide, et que cette aide est dans cette somme de savoir que les auteurs qui vécurent avant nous nous ont laissée. Toute littérature qui n’ouvre pas un chemin à une réflexion générale sur l’un de ces trois thèmes prend chez moi directement le chemin de la poubelle.

Il y a bien longtemps que ce chemin n’est plus fait par nos commentateurs, nos critiques, nos libraires, ou ceux qui viennent parler à la radio. C’est goût, c’est plaisir, c’est confort, c’est spiritualité, c’est expérience individuelle : j’aimerais bien savoir ce que nos élèves ratent en ne lisant pas, si lire se réduit à faire cette opération par laquelle un individu affirme à un autre individu qu’il est un individu. Et je trouve que, au lieu de crier partout qu’on ne lit plus, ces gens devraient plutôt se demander par quel biais on en est arrivé à faire de la littérature quelque chose qui ne compte plus parmi les hommes.

Si mes élèves arrivent à déterminer ce qui est bien, ce qui est mal, quel est leur devoir par leurs seules lumières, et par les quelques brins de culture que leur a donnés l’éducation nationale, je m’en réjouis. Je me moque qu’il passent par la revendication d’avoir lu Balzac pour me dire qu’ils savent ce qu’ils ont à faire. L’histoire, la philosophie, quelques réflexions autour de problèmes généraux qui nous arrivent tous les jours, suffisent amplement pour déterminer ce qu’on a à faire. Il est bien certain que tout jugement un peu libre commence par une confrontation à la difficulté que présente un beau livre ; je n’ai jamais dit le contraire. Et je trouve regrettable que la littérature ait été remplacée, dans un siècle technique, par le cinéma, les réseaux sociaux et les séries. Mais je trouve que la place qu’on donne à la littérature depuis cinquante ou soixante ans, ne mérite pas qu’on s’indigne de ne plus lire, et qu’au lieu de s’indigner, on ferait peut-être mieux de se demander comment, au lieu de former des élèves cultivés, on s’y prend pour former des élèves intelligents, et par quel mystère, au lieu de commenter une littérature qui éduquait l’homme, on est arrivé à une littérature qui flattait ses goûts. Libérons les élèves de tout ce fatras ridicule, enseignons-leur l’histoire, les sciences, la philosophie, les mathématiques, et ils reviendront peut-être à une littérature qui a du sens, voire, même, peut-être en écriront-ils une plus vivante que celle d’aujourd’hui. Ceux qui se plaignent qu’ils ne la lisent plus ont des yeux grands ouverts, bien écarquillés ; ils regardent en direction du ciel, et n’ont plus les pieds sur terre : cette littérature est déjà morte.

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