Je voudrais savoir pourquoi chez Dostoïevski certains personnages mettent tant de précautions oratoires à dire ce qu’ils pensent. On pourra en distinguer, pour le lecteur qui ne l’a pas ouvert depuis longtemps, trois ordres, qui ont cependant tous en commun d’émaner d’un personnage pauvre, souvent étudiant, devant un public bourgeois ou aristocrate. La parole, fiévreuse, prise par un personnage jusque-là silencieux, inonde tout d’un coup le public – et le lecteur avec lui – d’une tirade de dix à trente pages. Les thèmes sont souvent les mêmes, toujours traités avec un discours abstrait : les classes sociales, l’avenir du pays, ses bouleversements sociaux, la place que chacun prétend occuper dans ce grand projet qu’est la Russie nouvelle.
Le personnage est d’abord saisi par la crainte de mal formuler son propos, simplement parce qu’il doute de ses propres capacités oratoires. Ainsi, chez Hippolyte, dans L’Idiot :
Permettez-moi de lire… je ne sais pas… c’est sans doute ridicule… mais je ne puis m’en empêcher…
Peut-être trouvera-t-on que tout cela est absurde… pourtant je désire tout dire…
Ou chez Smerdiakov, dans Les Frères Kamarazov :
Je ne suis qu'un misérable, je le sais… mais peut-être ai-je tout de même quelque chose à dire…
Peut-être n’aurais-je pas dû parler… mais à quoi bon me taire ?
Ajoutons également celles de Chatov dans Les Démons : ainsi le lecteur saura que je lis beaucoup.
Je ne sais pas parler... je ne suis pas capable... mais je dois dire ce que j’ai sur le cœur.
Vous rirez de moi… je suis ridicule… mais j’irai jusqu’au bout.
Mes paroles sont sans valeur… pourtant elles sont vraies !
Outre cette crainte d’une mauvaise formulation, le personnage anticipe la réaction de son public. Distinguons, là, entre ces deux derniers ordres. Le premier, c’est la crainte que son auditoire mènera son raisonnement où lui, précisément, ne veut pas qu’il aille. Il dit quelque chose, qui peut laisser penser qu’il en dira une autre, mais cette autre n’est pas la bonne : il veut aller ailleurs. Ainsi, toujours Hippolyte :
Il me semble que je me suis mal exprimé… non, ce n’est pas cela que je veux dire, du moins pas uniquement… Je crains de donner à croire que je pose la question de manière trop générale, abstraite…
Ou bien Raskolnikov, dans sa longue conversation avec Porphyre :
Je vois ce que vous croyez que je veux dire. Mais je ne veux pas dire cela. J’ai posé une hypothèse, c’est tout.
Ou encore, même si mon personnage n’est pas étudiant, Stépane Trofimovitch, dans Les Démons :
Non, je ne tire pas cette conclusion-là ! Je crains qu’on croie que je vais là, mais ce serait absurde. Ce que je dis est tout autre…
Le dernier ordre de ces précautions oratoires, qui rejoint celui dont je viens de parler, est également une anticipation de la réaction de l’auditoire, mais elle suit une cause différente ; non pas purement logique mais, pour ainsi dire, sociale. Le personnage craint en effet que son raisonnement soit compris, non pas comme l’expression de sa pensée individuelle, mais comme celle d’une classe sociale, dont il se fait sans le savoir, aux yeux de son public, le porte-parole ou, pire, le perroquet. Hippolyte, décidément :
Vous pensez sans doute que je joue ici la scène du jeune homme romantique, qu’il ne me manque plus qu’un pistolet ou un poignard dans la poche pour compléter le tableau.
Kirilov, des Démons, qu’on retrouve ici :
Vous croyez que je parle comme un fou, ou comme un révolutionnaire exalté. Mais je suis froid, vous comprenez ? Je suis logique.
Chatov, également :
Vous me regardez comme un de ces étudiants malades d’idées, mais je ne suis pas de ceux qui rêvent. Je suis russe, moi. Un vrai.
Ou Raskolnikov, encore :
Vous croyez que je parle comme tous les jeunes de mon âge, que je répète des idées que j’ai lues dans les livres… mais je vous assure que c’est ma pensée.
Cette crainte de voir sa parole individuelle fondue par l’auditoire dans son origine sociale est probablement la plus angoissante pour le personnage, parce qu’elle indique la terreur qu’il a de voir niée sa possibilité d’exprimer une opinion individuelle.
Notons que, ce qu’il y a d’étrange, c’est que ces précautions oratoires – que j’ai tâché de regrouper dans ces trois ordres – viennent chaque fois d’un personnage qui a pour premier, pour seul dessein, d’être absolument et intégralement clair dans la formulation de ses idées, et du raisonnement qui les enchaîne. Or, elles mangent presque intégralement le discours. Il perd en clarté, prend mille détours, impatiente, ou lasse son auditoire ; et le lecteur, admiratif certes devant tant de ressources psychologiques déployées dans un court moment de la part d’un seul auteur, quelques fois, s’y perd lui aussi. Il semble que Dostoïevski n’ait pas tant tâché, dans ces passages, d’exprimer la parole de ces voix oubliées, que de montrer à quel point il leur était difficile de parler. Je ne sais pour mes lecteurs ; mais, pour moi, ce que je retiens de lui, toujours, en me remémorant ses romans, c’est cette terrible angoisse qu’ont ses personnages de ne pas réussir à s’exprimer, alors que leurs discours sont paradoxalement si brillants, et dépassent de bien loin ceux des personnages auxquels il s’adressent. Et mes premières impressions de Dostoïevski jonglèrent longtemps entre ces grandes tirades, jamais vues pour moi dans le roman occidental moderne, dont la beauté aurait dû se suffire à elle-même, et cette crainte maladive de ne pas pouvoir les exprimer.
Je voudrais savoir d’où vient cette angoisse. Je sais qu’on a parlé des crises d’épilepsies de l’auteur, qui expliqueraient ce désir immodéré de se faire entendre, une bonne fois pour toutes, et longuement, jusqu’au bout. Je ne suis pas très enclin à ces interprétations psychologiques – à l’instar de celles qui expliquent la longueur de la phrase de Proust par son asthme – et tâcherai d’exprimer ici une autre voix.
Il me semble que ces précautions oratoires presque infinies, et qui ruinent paradoxalement la clarté du discours, peuvent s’expliquer par le fait qu’à l’époque où Dostoïevski écrit la Russie était profondément divisée dans ses classes sociales – à tel point qu’une classe ne parlait plus la langue de l’autre. Des milliers de moujiks, devenus étudiants en une génération, intégraient grâce à leur récente éducation les salons les plus huppés, où une société aristocratique et bourgeoise entretenait les codes de la conversation à l’européenne depuis deux siècles. Ils ne sentirent pas leur parole légitime, non pas à cause des idées, mais à cause de la forme donnée à leurs idées : cette classe impressionnait.
De fait, on sent à la lecture de ces romans une alternative qui dut se poser à toute classe dominante du monde chrétien qui s’est trouvé soudainement nez à nez avec les fractions les plus populaires de la société. Par altruisme, par la générosité que donne l’abondance de l’argent et de l’éducation, cette classe veut, un temps, donner la parole aux plus faibles. Le fait-elle réellement ? Ou est-ce une générosité de façade, est-ce un altruisme naïf et insouciant qui ne cherche qu’à se racheter une bonne conscience, pour les siens ou pour l’église ? Mais c’est trop tard, la réforme est passée, le servage est aboli. Arrivent dans ces salons de petits individus, difformes, timides, mal vêtus, qui ne savent pas bien parler, mais qui ont eu le temps de réfléchir, dont les idées sont brillantes, et dont le point de vue ne peut de toute façon qu’apporter du sang neuf à une société trop vieille. Que faire ? Les écouter réellement, leur donner la parole, et faire le choix de leur répondre ? Encore faudrait-il pour cela avoir une éducation qui le leur permette. Les femmes en robe, les messieurs à moustaches lisaient Virgile, Dante, Racine, et trouvaient Balzac trop sale. Ces étudiants moujiks avaient été formés à un corpus beaucoup plus terre à terre ; si l’on peut dire, une littérature de combat : l’économie, la sociologie naissante, Marx, bientôt Proudhon : pour les uns, lire, c’était penser, et penser pour sortir de sa condition misérable, pour les autres, c’était rêver, ou s’entretenir dans la maîtrise d’une culture aristocratique qui avait forgé les siècles et renvoyait une image flatteuse de ce qu’ils étaient.
A la crainte, vraie ou supposée, de ne pas maîtriser les codes sociaux s’ajoutait ainsi également l’incapacité, bien réelle, celle-là, pour un auditoire de puissants, non pas seulement de répondre, mais d’entendre ce que ces étudiants pauvres avaient à leur dire. Et sans doute devaient-ils trouver indécents et sales ces propos d’économie, d’histoire moderne et de politique, qu’ils ne maîtrisaient pas, simplement parce qu’ils n’avaient pas besoin de les maîtriser. Sans doute, de l’autre côté, Dante et Virgile impressionnaient, et ajoutaient à l’humiliation de ne pas avoir droit à la parole, parce que sa parole n’est pas légitime, parce qu’elle n’est pas classique. Fallait-il, pour cette classe dominante, laisser s’exprimer ces classes les plus pauvres ? Mais alors il y avait deux choix. Les écouter par altruisme naïf, avec une condescendance insouciante, comme on écoute un enfant, ou on caresse un chien. Ou bien les écouter vraiment, mais alors ils portaient en eux les germes de progrès sociaux et d’égalités nouvelles qui allaient, tôt ou tard, ruiner leur position. Aucune alternative n’était la bonne ; mais la pire, sans doute, fut celle qu’on voit dans ces romans : les faibles, les pauvres, les petits, crient à tue-tête leur détresse, leur misère, leur isolement, et personne en face n’est capable de les entendre. Quand on ne peut pas se faire entendre, on se bat : les enfants de ces humiliés seront ceux qui prendront les armes contre les Russes blancs quelques décennies plus tard.
Qui a dit qu’une bonne éducation républicaine, avec une même littérature, des mêmes valeurs, une même base commune, un même langage, entre les riches et les pauvres, ne servait à rien ? Mais je me vois de nouveau emporté malgré moi vers mes rêveries de professeur : considérations sales.