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Billet de blog 26 octobre 2023

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Sur un terme qui fit débat pendant que je cuisinais des pâtes italiennes

Deux amis discutaient chez moi l’autre jour. « Comment, musique savante, mais un thème de belle variété est-il nécessairement moins complexe que celui d’une sonate ? Car l’adjectif savante l’implique. – Classique est dit de ce qui s’étudie dans les classes. Le terme fait pédant et n’invite malheureusement pas à l’écouter. – Certes, mais musique savante ne résout rien, puisque etc. »

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Deux amis discutaient chez moi l’autre jour. « Comment, musique savante, mais un thème de belle variété est-il nécessairement moins complexe que celui d’une sonate ? Car l’adjectif savante l’implique. – Classique est dit de ce qui s’étudie dans les classes. Le terme fait pédant et n’invite malheureusement pas à l’écouter. – Certes, mais musique savante ne résout rien, puisque etc. »

Nous tombâmes d’accord tous trois sur le fait que la beauté dans l’art ne dépendait pas de la complexité. Enfin, moi, intérieurement, puisque j’étais à la cuisine. Je ne participai pas au débat ; je le fais ici. Je le leur dois : j’avais préféré, la veille, d’ailleurs peu convaincu de mon choix, le terme de musique savante à celui de classique dans un article parce que je voulais mettre à mal la corrélation entre musique classique et snobisme ; le débat partit de ce point.

Reste que notre cerveau se sent plus proche de ce qu’il a déjà reconnu, plus éloigné de ce qu’il lui faut davantage de temps pour comprendre. L’intimité, la joie immédiate que nous éprouvons à l’écoute d’une musique de variété vient de ce que nous en reconnaissons plus vite les phrases, qui sont peu complexes, et se répètent beaucoup. Je ne dis pas que le sentiment de beauté ou de ravissement y est moindre, je suppute seulement qu’on pourra s’en lasser plus vite.

La musique classique qu’on écoute aujourd’hui est d’abord une musique créée pour le prince ou pour Dieu ; il paraît difficile d’imaginer qu’on jouât Ah vous dirai-je maman devant l’empereur. Le répertoire regorgeait de musiques populaires comparables à nos variétés d’aujourd’hui – notre littérature en est pleine ; mais, selon la même loi qui imposait la bienséance au théâtre, il aurait été malaisant, non seulement d’éprouver les mêmes sentiments que l’empereur, mais encore de les éprouver autour de thèmes triviaux : c’est un mauvais pari pour un prince de montrer qu’il a les mêmes émotions que sa cour. Ajoutez à ceci que la musique se faisait alors à plusieurs, et qu’il était d’abord plus naturel, par le fait du prestige, de réunir une troupe de musiciens autour d’un prince plutôt qu’un seul ; une seule voix jouée indéfiniment par un même orchestre n’aurait pas eu beaucoup de sens, et il fallut les varier.

La proximité, la chaleur, la tendresse qu’on sent lors d’une écoute de variété vient de ce que des phrases musicales mémorisées sont répétées plusieurs fois ; le cerveau les reconnaît, il sent les légères variations qu’on y met ; de là vient le plaisir. Initiée par les cours, la musique classique ne pouvait pas ne pas varier de façon plus complexe ses thèmes, ses rythmes et ses mélodies ; ce qui a commencé par bienséance et prestige s’est poursuivi par recherche esthétique, et défi de faire différemment des pères. De fait, cette musique est plus complexe. Les phrases peuvent varier quatre à cinq fois avant de revenir à leur forme initiale, auxquelles il faut joindre les accompagnements, d’une part, les autres mélodies, d’autre part, qui disposent elles-mêmes de leurs propres accompagnements. Là où la variété est généralement composée d’une voix principale répétée deux à trois fois par refrain et d’un accompagnement, vous obtenez, pendant les quatre siècles qui ont vu l’essor de la musique classique, deux, trois, quatre voix principales superposées, chacune suivant sa propre ligne de variation, et chacune soutenue par un accompagnement.

Cette complexité la rend difficile d’accès, mais c’est également ce qui permet à chacun de se perdre à peu près où il veut dans l’écoute d’une de ces grandes œuvres ; en forçant un peu le trait, parce qu’il y a en général consensus autour des mêmes moments, on pourrait imaginer un public constitué d’autant de personnes qu’il y a de minutes dans une symphonie, chacun ayant, pour lui seul, celle qu’il préfère. Nul doute qu’en découvrant progressivement celles qu’ils aiment moins les autres finiraient également par les apprécier ; ce qui ferait autant de raisons de découvrir et de redécouvrir ces chefs-d’œuvre. On écoutera volontiers une même musique de variété tout un mois, éventuellement plusieurs fois par jour, mais je gage qu’à la fin ce ne sera plus la musique en elle-même qui vous ravira, et que la part en diminuera graduellement après chaque écoute ; ce sera souvenirs, ou nostalgie, ou révolte, ou paroles ; mais vous épuiserez progressivement son aspect purement musical ; sa faible densité fera que vous n’en serez plus surpris.

Aucun des deux termes ne me satisfait. Je n’aime pas celui de classique, parce qu’en plus du reproche que je lui faisais plus haut, il en arrête la période à la première moitié du XXe siècle, et j’ai bien, comme tout le monde d’ailleurs, quelques musiques de variétés que j’y ferais entrer, quitte à utiliser mes deux mains pour comprimer le tout. Celui de savante ne me plaît pas davantage ; d’abord parce qu’étant plus rare il est plus snob, ensuite parce qu’il vient tout de même du terme de science, qui traduit bien faiblement le sentiment qu’on a quand on l’écoute. Mais il a ceci de juste qu’il nous rappelle que la musique était l’une des quatre parties des mathématiques chez les Grecs, ce qui nous veut dire qu’elle peut toujours se laisser décomposer et analyser par l’esprit ; péché mignon que nous avons tous. En outre, le terme induit que le public qui l’écoute est formé, averti, patient, qu’il a fait un bout de chemin pour parvenir à apprécier l’une d’elles. Or, il faut parfois dire ce qui est : oui, cette musique est savante, oui, elle est difficile d’accès ; il est dommage qu’on la réduise par ce terme à cela, mais je préfère, plutôt qu’utiliser un terme dont les propriétés sont floues et seulement définies par l’usage, me servir d’un autre, dont au moins deux d’entre elles ont quelque chose de vrai. « Débat de mots et non de choses, dites-vous : à la fin, cela revient au même. » Je vous entends ; je ne crois pas dire le contraire. Mais qui vous a obligé à lire ce qui se disait pendant que j’étais dans ma cuisine ?

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