Celle-ci est française, ou du moins est-ce un pays dans lequel on l’aime assez. Les plus belles semblent les plus naturelles ; on y déverse son cœur dans un échange mutuel plutôt qu’on y parle, et chacun apporte à l’autre la réponse, que, seul, il ne parviendrait pas à trouver. Les questions, du reste, y ont la plus grande part, et je sais le soin qu’un autre prend à m’écouter quand je l’entends reformuler celles que je lui pose, essayer sa méthode qu’il ajoute à la mienne, plus certainement que s’il ne faisait qu’y répondre. C’est proprement se mettre à la place de l’autre, et dire que la question que je me pose mérite d’être posée ; si ce n’est dans ce cas particulier que mon interlocuteur n’a pas vécu, du moins sur un plan général, où, ayant connu quelque chose d’analogue, il pourra me répondre. Nous sommes, d’un coup, moins seuls, et nous sommes moins seuls parce que nous sommes compris. C’est la rencontre de deux expériences particulières, où l’une reprend vie à partir des principes de l’autre, et où tous deux font l’effort, non seulement d’écouter, non pas seulement de faire correspondre ce qu’un autre a vécu à ce qu’on a vécu soi-même, mais de lui répondre, suivant nos principes, ce que lui pourrait entendre avec les siens.
Mais je retourne à l’amitié, comme le bateau tangue du côté où on a mis le poids, et ceux qui me lisent se plaindront de ce que j’en parle trop. Ils savent sans doute aussi que de telles conversations sont rares ; raison pour laquelle elles font le prélude des grandes amitiés – ou des grands amours. Combien sont manquées parce que, y mettant trop de naturel, on y oublie le minimum d’art nécessaire à ce qu’elles paraissent fluides. C’est un vice des tables françaises, et comme tel il ne me dérange pas, que chacun y parle sans s’écouter, coupe la parole, oublie le récit qui vient d’être fait pour demander à reprendre ce qui a déjà deux fois été dit. A y être, et à y être avant son troisième verre, c’est miracle de voir comme chacun veut à tout prix parler plus que l’autre, comme, quand il écoute, il jette les premières réflexions qui lui viennent, hors de propos, et sans qu’on puisse l’arrêter, ni lui faire remarquer qu’elles n’ont rien à voir avec le sujet. « Moi aussi » répète-t-il sans cesse : ce qu’il a vécu est tout autre. On tâche de l’arrêter pour reprendre son récit ; un troisième nous coupe, un quatrième le reprend, le cinquième a une contradiction à faire, et ce qui était pour nous un seul fleuve de la source aux bouches devient une rivière aux mille ruisseaux. On s’est perdu tout le repas, on se lève de table ; personne n’a rien compris, tout le monde est content. Notre voisin de table nous attrape dans le couloir et nous conseille sur l’histoire qu’on n’a pu terminer ; ce ne sont pas les bons personnages, ce n’est pas la bonne histoire, ce ne sont pas les bons conseils, ce n’est pas même à nous qu’il croit s’adresser. La conversation a volé de fleur en fleur comme une abeille ; comme un faux-bourdon, plutôt, lesquels, comme chacun sait, ne butinent pas.
Qui s’en plaint ? Ce qui commence à huit finit généralement en quatre groupes de deux. Et quand ces cascades de mots durent et masquent le bruit de la source, c’est joie, c’est gaieté, c’est une forme d’allégresse générale, bonne à prendre elle aussi. J’ignore s’il ne faut faire que travailler, mais La Rochefoucauld, duquel la bouche était plutôt serrée, dit qu’il voit d’un mauvais œil ceux qui se montrent incapables de légèreté. Et puis, un sujet qui dévie nous fait parfois penser à des choses annexes, et une conversation pénible peut engendrer de belles trouvailles. Je me méfie plus certainement de ceux qui n’ont rien à dire, avec lesquels on passe son temps à anticiper la prochaine question à faire. Il semble que nous soyons si naturellement faits pour discuter les uns avec les autres, que ces moments passés avec ces mutiques maladifs nous mettent à la torture. Leur absence de curiosité est sans doute le défaut qui me gêne le plus, ne comprenant pas, il est vrai, comment ce qu’un homme a à dire peut ne pas en intéresser un autre. Qu’il se trompe, qu’il mélange la cause et l’effet, qu’il généralise à partir de son expérience particulière ; on en tirera toujours quelque petite chose pour soi-même en le corrigeant. Et les raisons de nos propres erreurs nous viennent bien souvent de celles qu’on trouve chez les autres.
Ce qu’on demande à la conversation n’est, finalement, que d’être agréable ; par où elle se différencie de la discussion, où l’on tâche d’épuiser le sujet, et de l’entretien, où il s’agit, je crois, et pour distinguer ce qui est peu distinguable, de creuser un peu plus dans la personne qu’on a en face. Il a pu m’arriver d’entendre dire à un sot quelques vérités profondes ; jamais d’avoir eu une conversation suivie avec lui. Cela pourra surprendre. On est dépositaire de vérités qui tombent parfois du ciel, sans qu’on en soit responsable, ni qu’on sache vraiment par où elles sont entrées. La conversation nous délasse de l’effort d’avoir un peu pensé tout seul avec un autre que nous, qui lui aussi y trouve le même plaisir ; encore faut-il qu’il ait été capable de le faire.