A Fabrice L.
Est-il plus difficile d’avoir des idées, ou de bien entendre celles des autres ? Vaste question. A l’époque où on savait penser, je n’aurais pas longtemps hésité sur la réponse. A présent, j’en suis moins sûr. Le débat est nécessaire en France, puisque le régime nous le demande. Je suis toujours surpris, en entendant ceux qui se font en ce moment. Il y a là une odeur inhabituelle, que je n’aime pas beaucoup sentir et, quand je hume à fond pour savoir ce que c’est, ressemble étrangement à de la merde.
Ainsi les gens ont des opinions, qu’ils promènent avec eux. En croisent-ils une qui n’est pas la leur, ils l’exposent, répondent, s’enferrent. Parmi toutes ces personnes, il n’en est pas une, je dis bien absolument pas une, pour expliquer, d’un bout à l’autre, en remontant et en redescendant la chaîne de l’argumentation comme s’il s’agissait de sa propre pensée, à la personne en face pourquoi elle a tort. J’écris « sa propre pensée », mais je suis certain que si on regarde à l’intérieur, on trouvera encore moins de clarté que dans celle qu’il attaque. Personne n’en a honte. Qu’est-ce que c’est que ce manque d’hygiène ? Comment se fait-il qu'on puisse affirmer des opinions soi-disant dignes, à l’aide d’une pensée soi-disant autonome, sans être capable de les prouver ? Il faut, vraiment, m’expliquer comment la chose est possible. Il faut m’expliquer comment, dans un monde aussi vaste et complexe que le nôtre, les gens ne puissent pas dire, en signe de santé mentale : « je ne sais pas », « je ne sais trop que penser », « j’ignore la fin du raisonnement sur ce sujet », « j’avais bien une petite idée là-dessus, mais j’ignore si je peux la pousser au bout ». Il faut m’expliquer comment ils peuvent, au contraire, affirmer qu’ils savent et, pire, se fâcher pour cela, en être blessé, et en être fâché, s’il vous plaît, avec des airs de légitimité. Il faudra m’expliquer comment on peut se fâcher avec légitimé sur un sujet qu’on ne comprend pas. C’est ce que je vois partout aujourd’hui. Des attaques, des accusations de plus en plus graves, avec des preuves de plus en plus légères pour les démontrer.
Il semble que ce sont des esprits à clapet qui, une fois qu’ils ont réussi à se saisir d’une idée, étant donné peut-être pour eux l’effort qu’il a fallu pour en saisir ne serait-ce qu’une seule, ne la laissent plus sortir, ne parviennent à la formuler avec nuance, à supporter les critiques. Elle y est, elle y reste, comme un trésor acquis, inutile comme celui de l’avare, les rendant méfiants comme lui, susceptibles et paranoïaques comme lui, à cette différence près que l’avare ne fait pas de son trésor un bien qui confère une position morale supérieure, qui lui donne le droit d’attaquer les autres.
Je crois que je vais prendre un peu de temps pour expliquer à ceux qui me lisent et, si possible, encore plus à ceux qui ne me lisent pas, qu’un débat a des règles, et que, plus importante que ses règles, qui peuvent être compliquées, et demandent d’avancer avec raison, il requiert au moins une hygiène. Une bonne hygiène dans le débat, c’est ce qui vous permet, non pas d’avoir plus raison que l’autre, non pas d’avoir un ou deux arguments au-dessus de lui, mais d’avancer ensemble de telle sorte que le débat reste un débat. Comment se fait-il que je vois au plus digne, au plus sympathique, au plus intelligent ces paroles que, justement, il aurait le moins besoin de dire, et qui sont le signe qu’il comprend les idées qu’on avance : « vous avez raison là-dessus », « c’est bien trouvé », « j’avais mon idée sur ce sujet, mais vous la formulez mieux que moi », « votre idée me fait penser à ce qu’en dit tel auteur, mais vous avez votre manière à vous de l’avancer, et ce n’est déjà pas si mal » ? Comment se fait-il que je le vois dire au plus intelligent des deux, au moins brutal, à celui qui avance, avec le plus de douceur, le plus d’idées ? Mais je crois que la réponse est dans la question. Cette hygiène morale, cette éthique élémentaire du débat a disparu aujourd’hui ; elle passe pour une faiblesse, alors que c’est notre seule force : l’intelligence. On s’insulte, on se crispe, on se bat et on n’est même plus capable d’expliquer à l’autre pourquoi on a raison.
J’ai ma petite idée, moi, sur la cause de ceci. C’est que, voyez-vous, lecteur, on ne débat plus pour prouver à l’autre le bien-fondé de sa position, on débat pour dire qu’on est avec un groupe, contre un autre groupe. On ne débat plus pour avoir raison, on débat pour ne plus être seul. On débat pour donner un sens à sa vie, arborer une position morale, rejoindre une communauté, faire partie – et pourquoi pas ? – du camp du bien, qu’on se croit seul à incarner.
Ceux qui sont à l’extrême gauche passent leur temps à dénigrer une identité française au nom d’oppressions qu’ils voient partout, sans nuances, sans proportions, sans comprendre qu’on ne peut faire peuple sans partager une histoire et une âme communes, qui comporte son lot de misères, qu’on peut corriger ou amender l’une après l’autre, progressivement. Ils récusent tout en bloc, accusent sans qu’on sache ni pourquoi, ni comment, l’homme occidental sans proposer un modèle de remplacement qui pourrait convenir à peu près à chacun. A gauche, on nie l’erreur fondamentale qui a consisté à croire que notre pays pouvait accueillir tout le monde, à cause d’une crainte aussi pudibonde que stupide du reproche de racisme, sans voir qu’être patriote n’est pas être raciste, et qu’à mettre la tête dans le sable pendant quarante ans, et à laisser pourrir des quartiers dans lesquels on a parqué des gens d’une autre culture, d’une autre éducation, on récolte cette situation de scission communautaire, de laquelle, et c’est ce qu’il y a de pire, parce qu’elle ne peut même pas s’amender, elle ne reconnaît même pas qu’elle est coupable. A droite, on continue de nier l’histoire de la construction de notre pays, le rôle déterminant de l’État, le goût des Français de vivre dans une société harmonieuse où chacun a à peu près ce qu’il faut pour vivre digne, et être libre. On réclame sans cesse moins d’État, moins d’investissement public, en pensant que le libéralisme est la solution à tous les problèmes, sans voir que là où l’État se désinvestit se créent des systèmes d’organisation autres, qui impliquent d’autres cultures, d’autres conceptions de pensée, que cette même droite est cependant la première à dénoncer. A l’extrême droite, on recommence les erreurs du passé, pour laquelle la France a déjà beaucoup payé, qui consiste à faire d’autrui une menace, simplement parce qu’il est différent ; elle reproduit contre les Musulmans le discours qu’elle tenait autrefois contre les Juifs, et elle le fait sans vergogne. Les Musulmans les plus radicaux répondent en se mettant à l’écart de toutes ces questions, en suivant fièrement la loi du livre, sans trouver étrange que ce livre est interprété pour eux par des gens qui vivent à plusieurs milliers de kilomètres de là, et en ne voyant aucun problème dans le fait de vivre différemment avec tous ceux qui les entourent.
Ce n’est plus du débat. C’est l’utilisation des armes du débat pour l’exprimer à l’autre sa haine. C’est la victoire de la bêtise, de la stupidité, de la violence, qui sont les trois grandes conséquences de la paresse intellectuelle, et qui ont pris tous les droits. Dans ce déchirement qu’apparemment personne n’a assez de courage pour dénoncer, que personne n’a assez de force pour empêcher, dans lequel je me figure une bande de fous courant vers la falaise en me criant « Viens, viens, on va aller se baigner ! » et qui ne voient pas la chute, dans cette immense tragédie où l’on voit arriver avec tous les signes de l’évidence la guerre, ou, pire encore que la guerre, la guerre civile, il y a un modèle qui est en train de disparaître, qui est en train d’être détruit. C’est le modèle de l’homme occidental, émancipé, digne, libre, autonome dans son jugement, valorisant davantage le fait de se respecter les uns les autres dans la probabilité qu’on a tous un peu tort, que celui de se haïr et de s’entre-déchirer dans la certitude qu’on a raison. Ce modèle qui est en train de disparaître, c’est celui de l’humaniste. Il ne peut pas survivre devant tant de violences. Il ne peut pas prendre parti entre des positions morales qui sont toutes extrêmes, toutes insuffisamment fondées. Mais, malheureux, qui êtes en train de le tuer, ne voyez-vous pas qu’il est le seul qui puisse proposer la paix ? C’est le seul qui, par son esprit de conciliation, de patience, de nuance, de compréhension, puisse mettre face à face deux personnes, deux partis qui n’auraient jamais cru pouvoir un jour de nouveau se parler.
Mais non. On dirait que, plus important que la paix, qui est pourtant le plus vital, le plus précieux, le plus nécessaire de tous nos biens, est le besoin de violence, le goût du sang, qui permettra à tout ce monde, dans une grande fête joyeuse, d’exorciser ses passions. A quoi je réponds que nous n’avons pas à nous laisser faire. Les faibles, les stupides, les violents se laissent aller à la guerre ; les doux, les forts, les malins prennent sur eux de la faire cesser. Ils peuvent l’empêcher avant qu’elle ne démarre, et les humanistes de tous les pays, s’unir, et faire tous leurs efforts pour tâcher enfin de museler tous ces cons.