J’emprunterai à M. Klein cette réflexion qu’il eut un jour dans un amphithéâtre à Compiègne, qui est que nous vivons entourés d’objets dont nous passons notre temps à nous servir, mais que nous ne comprenons pas. Je trouvai cette pensée tout à fait extraordinaire. J’étais très avide de savoir jusqu’où il allait en tirer le fil ; mais il s’en servit pour faire une analogie montrant que nous fréquentions un monde de plus en plus complexe sur lequel, cependant, nous affirmions toujours plus d’idées, avec de moins en moins de certitudes. Il partit là-dessus, et continua à dire des choses très intéressantes, dont la conférence fut pleine et, comme ces choses emplirent mon esprit une à une, et que, par ailleurs, c’est un grand monsieur, je n’osai, à la fin de la conférence, lever la main pour poser ma question. Adieu mon téléphone, ma radio, mon bip de portail, mes plaques à induction, mon train de banlieue, ma cafetière, avec lesquels je vis tous les jours dans une grande familiarité, mais dont je suis bien incapable d’expliquer le fonctionnement.
Je fis ce que je fais systématiquement dans ce genre de cas. Je me précipite chez mes amis, tambourine à la porte jusqu’à ce qu’ils m’ouvrent, les harcèle de questions jusqu’à ce qu’ils me répondent, et rentre chez moi pour écrire sur le papier les idées que je prétends être les miennes, et qui sont bien entendu les leurs. Mais aucune réponse ne vint. Qu’est-ce que cela change, pour nous, de vivre entourés d’éléments que nous ne comprenons pas ? Quel rapport au monde ? Quel rapport aux choses ? Quel rapport à la morale ? Quel rapport à nous-mêmes ? L’un d’eux me dit que ces questions hantaient la philosophie moderne depuis plusieurs décennies. A quoi je répondis que, ne lisant pas, ou enfin si peu, les modernes, j’étais bien incapable de savoir ce qu’ils en disaient. Mais il était tard, et l’entretien s’arrêta là.
Alors, quoi, qu’est-ce que cela change ? Quelle différence entre nous et les Grecs qui, s’ils ne comprirent pas les développements de Platon et d’Héraclite, durent sans doute, du moins, comprendre la matière dont étaient faites leurs bâtisses, et le four dans lequel ils cuisaient leur pain ? Deux ans après, parce que je pense lentement, j’ai peut-être un commencement de réponse.
Comme nous, les Grecs vivent dans un monde qui, tantôt est politique, tantôt ne l’est pas. On peut leur en vouloir d’avoir mis du cumin sur leur agneau, parce que l’arrivée de cette épice dépendait de luttes qu’il y avait en Perse, entre tel peuple qui produisait du cumin, et tel autre qui en produisait plus, et le vendait moins cher. Mais enfin ce dut être à peu près tout ou, si ce ne fut pas tout, ce ne dut pas être dans des proportions qui déstabilisèrent entièrement l’ordre du monde. La lance venait du forgeron à côté de chez eux. Le bouclier, de son cousin, qui tenait l’autre échoppe un peu plus bas dans la rue. La tunique, du tisserand qui devait être son beau-frère, et habitait juste au-dessus de chez lui. Tout cela était bien réglé, et apportait son lot de bonheur à chacun. Il y avait un temps où ils faisaient de la politique, un temps où ils n’en faisaient pas. Un temps était poreux, et c’était celui où le politique se mêlait à l’intime, mais, comme il faut supposer que les Grecs ne mettaient pas de cumin sur leur agneau plus de deux fois la semaine, on dira que ce temps était bien défini.
Aujourd’hui, ce n’est plus la même chose. Tout est politique. Chaque objet a une histoire, une sorte de passif, en général lourd de violences, et qui peut déterminer ou non des déclarations de guerre, comme nous voyons la Chine avec Taïwan, pour des puces des téléphones portables. Il est lourd de violence dans le passé ; je me figure également qu’il doit être lourd d’enjeux dans le futur, puisque chacun a son empreinte carbone, et que la Terre nous dit qu’elle n’en peut plus.
Ainsi, nous nous baladons, le nez pointé vers le ciel, admirant le temps qu’il fait, avec le téléphone dans la poche, le bon goût du café dans la bouche, et marchons jusqu’à la gare de ce train de banlieue dont la bonne marche dépend de logiciels pour lesquels il y aura peut-être bientôt une guerre au Danemark. Tout est politique, et le malheur est que nous ne le voyons pas. Et comme nous vivons dans une civilisation où tout est objet, où l’objet est devenu notre but de vie, ces objets nous submergent, et masquent à notre vue ce qu’il en a coûté pour les produire.
Un Grec étend sa lance, il y a un mort. S’il le faut, il y a un procès en place publique. Une cause, un effet – et il le voit bien, puisqu’il tient cette cause au bout de la main. Il peut alléguer la passion, le crime d’amour, l’ambition, la vengeance ; le procès peut être difficile à juger. Ces choses peuvent être complexes, mais enfin elles font partie de la complexité de l’homme, qui n’a, peu ou prou, pas beaucoup bougé depuis que le premier Grec, ou le premier Égyptien, d’ailleurs, a mis le doigt sur ces questions. Aujourd’hui, on étend le bras, parfois même sans s’en rendre compte, et on ne sait pas où part la lance. Nous sommes, à cet égard, comme un pêcheur dont la ligne, lancée dans un grand bassin, s’enroule plusieurs fois autour de plusieurs rochers, algues, coraux, remonte, redescend, et enfin part en zigzag dans un abîme dont plus personne ne voit le fond.
Que penser de gens qui ont aussi peu de contrôle sur le rapport qu’ils établissent avec leur monde, et les choses qui les entourent ? Je parlais bien de cécité technique au début de cet article. On s’aperçoit qu’elle est aussi morale, puisque nous vivons dans un monde enchanté, où la chaîne de nos actions ne nous apparaît plus. Et puis, il y a une forme de sérénité, une sorte de paix intérieure, à voir exactement quelles conséquences ont nos actes sur notre environnement. Je tends la main, je coupe cette branche : je vois où mon action commence, et où elle s’arrête. Nous sommes maîtres, nous sommes responsables. Nous décidons si nous prenons la responsabilité de cette action sur le monde, ou si nous la laissons. C’était un des plaisirs de notre enfance, quand nous faisions des châteaux de cartes, simplement pour voir que notre action, un souffle, une pichenette, suffisait à les faire s’écrouler.
Tout ceci en est à présent rendu à une grande chaîne abstraite aux mille rouages, dans laquelle il est si difficile de voir jusqu’où s’étend notre responsabilité. En démultipliant la puissance d’action que nous avions sur un monde technique que nous ne comprenons pas, nous avons divisé d’autant celle que nous avions sur le monde qui nous entoure, et que nous comprenons. En conséquence de quoi, dans les deux sens du terme, nous sommes toujours dans l’incertitude de savoir si nous faisons bien. N’y a-t-il pas là un peu d’angoisse ? On vit, certes, plus confortablement. Mais il devient plus difficile de vivre.