On parle beaucoup de laïcité depuis bien longtemps, et on se dispute souvent autour de ce mot. Mais, réellement, que veut-il dire ? Pour le comprendre, il faut faire une comparaison avec une société très ancienne qui nous a précédés, et qui est l’empire romain.
Dans l’empire romain, chacun a le droit de croire dans le dieu qu’il veut, de la manière qu’il le veut. Il peut prier Zeus s’il est Grec, Junon s’il est Romain, Mithra s’il est asiatique, Isis ou Sérapis s’il est Égyptien, et ainsi de suite. Il le fait avec les rites qu’il veut, en secret, en public, avec des prêtres ou sans, sauf si ces rites impliquent des sacrifices humains. La seule chose que l’État demande à l’individu, c’est de croire, en plus du dieu qu’il s’est choisi, à la religion de l’empire, c’est-à-dire que l’empereur est un personnage divin, dont les pouvoirs viennent du ciel, et qu’il faut prier pour lui périodiquement, implorer son aide ou demander son pardon. Même s’il n’y croit pas beaucoup dans son for intérieur, et que dans le fond il préférera adresser ses prières au dieu qu’il aime, chaque individu doit au moins, de l’extérieur, montrer qu’il est favorable à cette religion, qu’il est d’accord avec elle. Cette croyance est capitale pour les Romains, parce qu’elle permet de définir, par delà la multiplicité des peuples qui le composent, une identité commune à laquelle se rattache chaque individu de l’empire. Pour résumer, chacun a le droit de prier qui il veut, comme il le veut, pourvu qu’il respecte la religion officielle en plus de la sienne ; et chacun pas n’a pas une religion, mais deux.
C’est un peu la même chose en France. Chacun est libre de croire absolument en qui il veut, pourvu qu’il respecte la religion de l’État. Problème : la religion de l’État n’existe plus depuis 1789. Alors, quelle est cette religion dans laquelle on demande aux Français de croire ? C’est, justement, la laïcité. Bien sûr, la laïcité n’est pas un dieu auquel on peut adresser des prières ou demander quelque chose, ni de bien s’occuper de nous après la mort, mais c’est un principe autour duquel chacun se met d’accord – un peu comme les anciens Romains avec l’empereur – et qui postule que tout le monde peut croire dans le dieu qu’il veut, pourvu qu’il accepte aussi que les autres soient libres de croire dans un dieu différent, voire de ne pas croire du tout. Du moment que chacun croit dans ce principe aussi fort que dans sa religion, alors la laïcité est respectée en France.
Cette façon de faire est propre à notre pays. Certaines sociétés ont fait le choix d’unir leurs habitants autour d’une religion unique, et de donner plus de droits à ceux qui croyaient en elles, moins à ceux qui en avaient une autre. D’autres ont fait celui de laisser leur peuple libre de faire comme il l’entend, sans chercher à l’unir autour d’un principe commun. La France est entre ces deux types de sociétés, et cela est dû à son histoire. Elle n’est en cela pas comme l’Angleterre, pas comme les États-Unis ou comme l’Allemagne ; elle est différente, parce que les Français sont attachés à une idée pour eux très importante depuis la période moderne, qui est l’égalité. On aime, en France, que chacun ressemble à son voisin, et soit, au moins à l’extérieur, à peu près égal aux autres ; c’est pour cela que les Français râlent souvent contre les gens très riches quand ils étalent trop leurs richesses autour d’eux, qu’ils cherchent à aider les gens pauvres, qu’ils n’aiment pas beaucoup que les gens pratiquent leur religion en public ou portent des vêtements franchement différents d’eux, et qui les distinguent ; en apparence, tout Français doit être à peu près égal à un autre Français.
Mais alors, si les Français ont fait le choix de s’unir autour d’un principe qui n’a rien de sacré, qui ne se propose pas de leur donner la vie éternelle, dans quoi, finalement, croient-ils ? Ils croient dans le fait qu’il est important que chacun puisse recevoir un niveau d’éducation suffisamment élevé et un secours matériel minimum s’il en a besoin pour être en mesure de participer à la vie politique du pays, de proposer ses idées pour faire avancer les choses. Tout le monde doit être en mesure de choisir librement sa propre vie, ses idées et sa religion ; et les Français croient que cette idée est suffisamment belle pour remplacer une religion commune, et qu’il vaut la peine qu’on se batte pour elle. Ils n’empêchent pas ceux qui pensent que le salut se trouve après la mort et non sur terre de le croire s’ils le veulent ; mais ils leur demandent de participer au moins un peu à la vie publique du pays, et de laisser croire chacun dans ce qu’il veut. En somme, ils croient que les idées politiques sont au moins aussi importantes que les idées religieuses, et ils demandent à chacun de respecter le fait que, pour eux, ces deux types d’idées soient aussi importants l’un que l’autre. Ce principe ne fonctionne pas mal en France, et tout le monde, à peu près, parle de politique avec son voisin, a un avis sur l’avancement général du pays, et cherche à comprendre quel est l’état des idées politiques en France ; la preuve, c’est que j’ai pu écrire ce texte, et que vous êtes en train de le lire.
Il faut donc, à chaque fois qu’on cherche à comprendre ce mot de laïcité, en revenir à ce que croyaient les anciens Romains, desquels nous descendons pour une grande partie : chacun peut avoir la religion qu’il veut, pourvu qu’il croit que son voisin peut lui aussi avoir la sienne, et que, en apparence, il ne diffère pas trop de lui. C’est ainsi que les Français font valoir leur amour de l’égalité, principe auquel on devrait peut-être un peu plus réfléchir ici qu’ailleurs quand on veut comprendre en France cette idée qui en émane, et autour de laquelle tout le monde s’écharpe, qui est la laïcité.