A Emmanuel D.
J’ignore si le lecteur sent d’une façon similaire à la mienne quand il referme un livre de Kafka. Quelle politesse, quelle prévenance extraordinaires ! Les personnages autour du héros se précipitent pour le secourir. On trouve difficilement plus de tact dans les romans qui présentent, pour les mettre en valeur, de belles manières, une exquise politesse. Leurs écrivains veulent la vanter. Chez Kafka, elle inquiète.
Un homme vient vous trouver avec un problème grave. Il s’agite, il est nerveux. Il vous l’expose. Sa nervosité devient la vôtre. Deux options s’offrent à vous. Vous prenez son problème à bras le corps, épousez son inquiétude, faites, par empathie, de son cas une situation qui pourrait vous arriver. Un tel rapprochement soulage, et fait du bien ; mais vous sous-entendez avec lui que son problème est grave, lui emboîtez le pas dans son drame, et votre angoisse, censée soulager la sienne, l’avertit cependant que, quoiqu’il n’est plus seul pour la porter, elle est bien réelle.
Deuxième cas. Vous prenez le contre-pied de son état nerveux. Vous entendez ce qu’il vous dit, puis raisonnez avec lui, patiemment, sereinement. Votre ton est calme. Il est détaché de son angoisse, que votre interlocuteur ne peut déverser en vous ; mais il verra un soutien dans votre personne, d’autant plus sûr qu’il est neutre, patient, extérieur. Vous lui donnerez d’abord l’impression d’être conforté dans sa solitude, mais, au fur et à mesure que la conversation avancera, votre persévérance à trouver avec lui une issue remplacera l’émotion, votre soutien comptera davantage, et votre empathie, parce que plus cérébrale, ne sera pas à ses yeux moins importante que l’autre.
Ces deux solutions fonctionnent. C’est intelligence humaine que de percevoir, quand un autre vous demande son aide, quel ton adopter pour lui répondre. Un bon ton indique une âme qui sait entendre, et cette générosité qu’on donne à l’autre est le premier signe d’une belle intelligence. La seconde de ces deux solutions a peut-être quelque chose de supérieur, parce qu’elle fait l’effort de proposer à celui qui demande de l’aide ce dont il a le plus besoin quand il vient vous trouver : du calme, de la raison, du détachement. Mais qu’arrive-t-il si ce détachement est causé, non pas par un tact, par une retenue généreuse, mais, au contraire, par une indifférence totale à ce que l’autre éprouve ? C’est ici que ces personnages de Kafka interviennent.
Quelle politesse ! Encore une fois, on n’en trouvera pas de semblable ailleurs. Pour le lecteur du début du XXe siècle, habitué à ces narrations romantiques dans lesquels le héros fond comme une balle sur tous ceux qu’il trouve sur son passage – opposants ou adjuvants, d’ailleurs – et qui les voit lui répondre avec la même énergie, le récit de Kafka repose. Les réponses sont plus calmes. Kafka a presque inventé un registre inédit de la politesse, qu’on pourrait s’amuser à étudier. L’impératif, de pur forme, exprime un soutien rassurant et inconditionnel :
Soyez assuré, monsieur, que votre démarche a toute notre attention. (Le Château)
Ayez seulement un peu de patience, tout finira par s’éclaircir. (Le Procès)
Suivez-moi, je vous montrerai la pièce. Vous serez beaucoup mieux là. (L’Amérique)
La répétition indique le soin porté à la requête du héros, et l’entoure d’une sorte de cocon de mots, dans lequel tout est amabilité, patience, sollicitude.
Dites-moi tout, monsieur K., expliquez-moi ce qui vous tourmente. (Le Procès)
Restez là, je vous en prie, restez encore un moment, il n’y a aucune urgence. (Le Château)
Les déclaratives prennent un ton rassurant, et les adverbes d’intensité, ici « tout à fait », et « parfaitement » – si nombreux chez cet auteur dans ce type de répliques – banalisent la situation du héros : une explication existe, et il n’y a aucun sujet d’angoisse.
Il n'y a pas lieu de vous inquiéter davantage pour aujourd'hui. Reposez-vous. (Le Procès)
Il est tout à fait normal que vous vous sentiez ainsi. Ce genre de chose arrive souvent. (L’Amérique)
Nous comprenons parfaitement votre situation. Elle n’est pas sans précédent. (Le Château)
Les interrogatives, toujours de politesse, rassurent le héros, l’entourent de respect et de considération, le prennent presque dans leurs bras, lui disent qu’ici tout va bien, qu’on peut parler, qu’on va s’occuper de lui :
Nous allons examiner votre situation en détail. Pouvez-vous patienter quelques instants ? (L’Amérique)
Est-ce que vous avez besoin d’un verre d’eau ? (Le Procès)
Voulez-vous vous asseoir un moment ? (Le Château)
Puis-je vous être utile d’une quelconque manière ? (Le Procès)
Qui voudrait étudier la négation dans les œuvres de cet auteur s’en donnerait à cœur joie, tant elle prend des formes variables, toujours douces, toujours subtiles, et qui rempliraient facilement un manuel de grammaire. Mais ce n’est pas mon intention, et je m’arrêterai à deux exemples :
Malheureusement, ce n’est pas encore possible, mais croyez bien que nous faisons tout ce qui est en notre pouvoir. (Le Château)
Il serait peut-être préférable d’attendre encore un peu. Vous comprenez, bien sûr. (L’Amérique)
Seulement voilà. Cette politesse exquise s’accompagne chez ces personnages d’une imperméabilité parfaite au drame du héros. Ils ne la déploient pas pour remplacer, dans un élan de sollicitude humaine, son émotion inquiète par leur calme. Ils font écran avec leur politesse, puis s’en vont, retournent à leurs habitudes, ou restent là, statiques, hors champ, sans plus être sollicités par le héros qui se heurte en eux à un mur, témoins silencieux et indifférents de son drame. Il ne s’agit, ainsi, plus d’un contraste, mais de deux : celui qui existe entre, d’une part, leur apparence extérieure de politesse et leur implication émotionnelle nulle. Et l’autre, terrible, plein de solitude, entre le ton angoissé du héros et la froideur anesthésiante des personnages qui l’entourent.
Si ces personnages n’avaient pas manié une si belle politesse, cette solitude aurait été moins perceptible. Les romans du XIXe siècle sont pleins d’opposants, pleins de forces contraires à celles du héros qui le renvoient lui aussi à une solitude forcée. Mais contrairement aux personnages de Kafka ils expriment leurs désaccords, leurs soupçons, leur volonté d’entraver la marche du héros, et ils le font avec une force égale à celle que lui déploie dans son angoisse et son drame. Il est seul, mais il est seul avec des gens qui sentent comme lui. Le héros de Kafka est seul, parce qu’il est entouré de gens qui ne sentent rien.
On a parlé de réalisme magique pour qualifier ses romans. Je le veux bien, j’aime assez ce terme appliqué à cet auteur. L’un de ses aspects les plus étranges réside dans la disparition soudaine et inexpliquée de beaucoup d’adjuvants au héros. Qu’on se souvienne de la douce Leni, presque le seul personnage réconfortant, communiquant un peu de force positive et d’empathie à K. dans Le Procès. Elle est aspirée par le roman, et disparaît d’un coup. Même chose pour Fraulein Bürstner dans la même œuvre, pour Barnabas dans Le Château, pour l’oncle dans L’Amérique. On peut qualifier cela de magique, parce qu’en effet Kafka rompt avec une des lois du roman, qui est de mener chaque personnage à son terme ; mais je crois qu’il serait tout aussi juste de dire que leur disparition est cohérente avec le reste du récit. Ces personnages disparaissent parce qu’il n’ont à proprement parler aucune place dans le monde intérieur du héros, ne peuvent partager ni son drame ni sa peine. A strictement parler, il n’est pas si magique qu’ils disparaissent : ils n’ont jamais existé.
Bien sûr que ces romans témoignent de la froideur administrative de l’État moderne ; le nom de l’auteur, qui est passé dans l’usage courant pour la dire, la dit bien. Mais quoi, cette froideur n’est pas que dans l’État, elle est aussi partout autour de nous, entre nous, dans cette façon dont chacun vaque à ses occupations sans avoir souci de celles de l’autre, parce que les valeurs, les croyances, les aspirations sont devenues si dissemblables que le destin d’un homme n’exprime plus rien de celui d’un autre. On voit où je vais : c’est l’individualisme moderne dont souffrent les personnages de Kafka, cette dissociation terrible qui fait que, en permettant à chacun de suivre sa propre voie, personne ne peut plus croiser celle des autres. Il y a là un homme qui crie sa solitude, et personne pour le comprendre. Que fait-on quand on crie qu’on souffre, et qu’on ne demande qu’un peu d’empathie et de soin ? On lutte, on se bat, on cherche à l’exprimer, à se faire entendre. Puis l’effort nous épuise ; on disparaît, comme les héros de Kafka finissent tous, l’un après l’autre dans le fil des récits, par disparaître. Comme les héros de Kafka et, dans le fait, comme ceux qui nous entourent, ou comme nous auprès de ceux qui nous entourent, et qui ne peuvent déjà plus nous entendre : société d’individus, mais non plus société.