Qu'on me permette d'insister, à mon tour, sur la question de la Banque : c'est la plus grande question économique et sociale qui ait été posée devant la démocratie française depuis vingt ans. Tous les producteurs, agriculteurs, commerçants, industriels, ouvriers ont un intérêt de premier ordre a ce que le privilège ne soit pas renouvelé. En voici les raisons, les unes immédiates et tangibles et les autres plus éloignées.
Actuellement, les actionnaires fournissent un fonds de garantie de 180 millions, pour lequel ils touchent en moyenne 19% de dividende. Si la Banque fait retour à la nation, ce fonds de garantie (si même on juge indispensable) pourra être constitué par l'Etat au moyen d'un emprunt à 3%. Or, comme l'a montré M. Millerand dans son vigoureux discours, comme l'avait déjà montré M. Rouanet dans de fortes études socialistes,la Banque pourra dès lors abaisser le taux de l'escompte de 3 à 1%.
C'est pour l'industrie et le commerce, un premier bienfait très grand. On objecte que si le taux de l'escompte est trop bas, le papier à escompter affluera, et de l'étranger même, et qu'il y aura des sorties d'or très dangereuses. Il y aurait bien des choses à répondre à cela : il suffit de remarquer que des facilités exceptionnelles d'escompte offertes au travail français développeront certainement les affaires de la France et ses exportations ; par suite, l'or rentrera dans notre pays.
Mais l'abaissement du taux d'escompte par la Banque de France ne suffit pas : il faut arracher l'industrie et le commerce surtout la moyenne et la petite industrie, le moyen et le petit commerce, aux banquiers. Actuellement, la Banque de France n'escompte pas le papier à deux signatures, et les industriels ou commerçants sont obligés de demander la troisième signature à des banquiers qui la leur font souvent payer fort cher. En fait, avec les frais accessoires, le commerce et l'industrie paient l'argent près de 10%. C'est un tribut énorme prélevé sur les affaires ; c'est un obstacle formidable au mouvement des capitaux, au développement des transactions et du travail.
Aujourd'hui, remplacer la troisième signature n'est pas possible, car la Banque, au lieu d'appartenir à la nation, appartient à des actionnaires, dont les plus puissants sont les banquiers ; et nous sommes dans une situation intolérable, que la Banque, dite Banque de France, qui devrait affranchir le travail national de l'onéreuse tutelle des banquiers, appartient, non à la France, mais aux banquiers.
Quand elle aura fait retour à la nation, la troisième signature pourra aisément être suppléée : voici comment : On instituerait, par exemple auprès de chaque succursale de la Banque, un conseil d'escompte ; celui-ci serait élu au suffrage universel des commerçants et des industriels ressortissant à cette succursale. Ce conseil serait chargé de l'examen des effets qu'il admettrait à l'escompte ou qu'il repousserait. Il est évident qu'il admettrait le plus largement possible le papier à escompter, dans l'intérêt de ses commettants. Mais il y aurait un frein aux imprudences et aux complaisances, car il y aurait, pour couvrir les pertes, une prime d'assurance répartie entre les industriels et commerçants , au prorata de leurs affaires avec la banque ; cette prime varierait selon l'étendue des pertes faites par la succursale, et dès lors, les conseils d'escompte auraient intérêt à être très prudents et très consciencieux. Si l'on objecte (c'est la seule difficulté qu'on nous ait opposée) que les commerçants et industriels seraient ainsi soumis, dans une certaine mesure, au contrôle de ce conseil d'escompte, je réponds qu'ils sont bien soumis aujourd'hui au contrôle des banquiers et à leur arbitraire parfois très brutal.
Quand cette organisation du Crédit industriel et commerciale sera fondée, l'escompte sera abaissé non pas de 3 à 1% mais de 10 à 1% ; car ; non seulement la Banque de France aura abaissé le taux actuel, mais le prélèvement des banquiers aura été aboli : Quel prodigieux essor pour les affaires ! Quel élan donné à la richesse publique !
En outre, la Banque de France sera autorisée à recevoir des dépôts, comme font aujourd'hui les banques privées en leur servant un intérêt minime, 1% par exemple. L'encaisse de la banque ainsi accrue, elle pourra, sans aucun péril, développer son émission de billets et prêter à l'agriculture à un taux très bas, sous la caution des syndicats agricoles selon le projet de M. Méline, récemment voté par la Chambre : la question du Crédit agricole ne peut être résolue que par la Banque de France démocratisée.
Voila les résultats immédiats, et il faut féliciter vivement les députés socialistes et radicaux comme M. Dumay, M. Millerand qui combattent le renouvellement du privilège et qui demandent le retour pur et simple de la Banque à la nation. Il y a des radicaux qui accepteraient le renouvellement du privilège en imposant à la Banque des conditions nouvelles très démocratiques. Je crois qu'il y a là une illusion. Comment obtenir qu'une Banque appartenant à des banquiers, à des financiers, entre en lutte sérieusement, sincèrement, contre les banquiers et les financiers !
Pour que la démocratie puisse se servir à son gré, et dans l'intérêt du travail, de ce merveilleux instrument d'émancipation et d'action qui s'appelle la Banque, il faut qu'elle soit souveraine maîtresse et qu'elle n'introduise pas dans la maison même, avec des clauses en apparences rigoureuses, une oligarchie financière hostile.
Je crois que l'on sera réduit à ce dilemme : Ou bien laisser la Banque aux actionnaires, aux conditions actuelles, et renouveler purement et simplement le privilège, comme le proposent, en somme la commission et le gouvernement; ou bien, faire décidément de la Banque une banque d'État. Toute combinaison intermédiaire est condamnée à échouer, et tous les radicaux seront amenés à se rallier à la solution socialiste, proposée par MM. Dumay et Millerand. Dès lors,de très vastes perspectives s'ouvriront devant la démocratie française : car, avec la Banque ainsi transformée, recevant de riches dépôts et escomptant à peu près tout le papier, avec la Caisse des dépôts et consignations ou affluent les fonds de Caisses d'épargne, la nation aura une puissance financière énorme : et elle pourra racheter tous les privilèges qui pèsent à l'heure actuelle sur le travail.
Ainsi, le régime socialiste pourra être inauguré sans spoliation. Je m'explique à l'heure actuelle, si l'État voulait racheter les chemins de fer et les mines, il serait obligé d'emprunter ; et le service des emprunts pèserait sur le travail national en général et sur les employés et les ouvriers des chemins de fer et des mines en particulier, tout comme aujourd'hui le service des dividendes aux actionnaires. Mais avec une Banque nationale, et ayant absorbé toute la puissance financière des banques privées de dépôt et d'escompte, on pourra rembourser les actionnaires des chemins de fer et des mines avec une simple émission de billets : Si l'on procède par degrés, il n'y aura aucune crise, aucune dépréciation du billet, car il sera soutenu par l'activité d'une circulation très étendue, accélérée par la modicité de l'escompte ; et, de plus, l'abaissement immédiat des prix des transports et du prix des charbons, et le développement soudain du bien-être des familles ouvrières dans deux grandes industries, amènerait une activité nouvelle de la consommation et du travail : et les billets émis, trouvant aisément leur emploi, ne seraient pas dépréciés. Ainsi, peu à peu, dans toute l'étendue de la production française, les instruments de travail seraient remis, sous le contrôle de la nation, aux travailleurs associés, sans que les bénéficiaires du régime actuel soient dépouillés brutalement.
C'est dans le crédit national et démocratique, qu'est la solution tranquille du problème social.
Quelle belle revanche que la discussion actuelle, pour les hommes de 1848 ! Dès qu'une grande question se pose, celle du Crédit, les vastes solutions annoncées, sous des formes diverses que l'histoire réconcilie, par les Louis Blanc et les Proudhon, sollicite de nouveau les esprits. Ce sont ces puissants théoriciens idéalistes, si dédaignés par une génération impuissante ou corrompue, qui seront les guides de la République de demain : c'est leur pensée réveillée qui nous sauvera de l'injustice et de la violence.
Et quelle médiocrité d'intelligence et d'âme, dans cette haute bourgeoisie industrielle et commerciale, qui raille, dédaigne les grands socialistes de 1848 ! Consultée sur la question de la Banque de France, elle conclut, par presque toutes ses chambres de commerce, au renouvellement tel quel du privilège.
Et elle ne prend pas garde qu'elle supprime ainsi le crédit agricole, et qu'elle laisse l'industrie et le commerce aux mains des banquiers ! Elle ne s'aperçoit pas qu'en empêchant la démocratisation du Crédit, elle ferme toutes les issues vers la justice pacifique ! Peut-être aussi les potentats de certaines chambres de commerce, qui eux, ou n'ont pas besoin de crédit, ou ont le crédit à bon compte, ne sont-ils pas fâchés de maintenir à l'État de tributaires les autres producteurs.
Mais ce que la question de crédit à d'excellent pour la démocratie, c'est que tout en préparant l'émancipation des ouvriers, elle n'est pas seulement une question ouvrière. Elle intéresse aussi au plus haut degré les cultivateurs, les industriels et commerçants moyens et petits. Toutes ces forces réunies sauront bien faire obstacle au renouvellement du privilège de la Banque de France : elles auront raison des prétentions insolentes de l'oligarchie financière, servie dans les chambres de commerces, par l'optimisme ignorant et l'égoïsme béat de l'oligarchie bourgeoise.