Un article de Mediapart sur mon téléphone attire mon regard : « Suicide d’Evaëlle : à la barre, la dérive systémique d’une enseignante ». Mon cœur s’emballe à la lecture des propos que ce professeur de français tenait en classe face aux élèves. « Qu’est-ce qu’elle a celle-là, elle bug ? » ou encore « Tu es débile ou quoi ? ». Mon cerveau se fige et je suis projetée quelques années en arrière. Moi qui pensais avoir laissé tout cela derrière moi, une crise d’angoisse s’empare de mes intestins.
2022. Notre fille est au collège, en classe de troisième. Pour nous, Mme B citée dans l’article devient Mme X. L’usage du pronom, « celle-là » me glace et je revois ce professeur.
Le discours est le même. La même façon injurieuse de s’adresser aux enfants en classe. A nos enfants. Pourtant nous ne sommes pas en zone prioritaire. Non. C’est un collège classique comme il y en a tant d’autres en France. Pas d'insécurité ni de violence particulière. Notre fille s'inquiétait, ne comprenait pas pourquoi cette dame, si souriante et gentille lorsqu’elle discutait dans les couloirs, se métamorphosait dès que la porte de la classe se refermait sur elle. Je lui avais expliqué que, pour Mme X, les élèves devaient représenter un danger à contrôler contrairement à ses collègues dont elle tirait sa légitimité. Pour ne pas être envahie en classe, l’autoritarisme s’imposait.
Dans ce processus, chaque élève se distingue en deux catégories : Les « celle-là » et les « celui-là ». L’enfant perd de son humanité pour n’être qu’une machine à apprendre. Il doit se taire et écouter sans bouger. Cela avait clairement été expliqué par une affiche collée sur une page de leur cahier. L’on y voyait un petit bonhomme assis bien droit sur sa chaise et les instructions notées à côté ne laissaient planer aucun doute. Le silence et la discipline avant tout.
Je poursuis ma lecture. Pascale B se dit bienveillante à l’égard des élèves, à leur écoute. Elle est sûrement de bonne foi. Mais de quelle bonne foi s’agit-il au juste ? Celle de son monde à elle bien sûr. Parce qu’il faut des années pour que se mette en place le glissement verbal. Des années de silence de la part de la direction de l’école. Des années pour qu’un monde de déculpabilisation s’installe.
Au fil du temps, la parole de ces enseignants se libère en classe au point où tous les « Mais qu’est-ce qu’elle veut encore celle-là ? » entrent dans une normalisation de communication. Notre fille ne voulait plus assister à ses cours. Au-delà des propos insultants, ce professeur s’arrogeait le droit de ne pas respecter les consignes de sécurité liées au Covid ni le règlement scolaire, laissait en plein hiver les fenêtres ouvertes pour aérer en interdisant aux élèves de mettre leur manteau alors qu’elle portait le sien parce qu’il faisait froid dehors, refusait que les élèves partagent leur manuel scolaire (ma fille qui avait oublié le sien un jour est restée seule sans support alors que ce professeur savait que son cours portait sur l’étude de documents). Mme X a renvoyé notre fille de son cours après l’avoir fait pleurer en disant: « Mais j’en veux pas de celle-là!». Notre fille s’était rendue à l’infirmerie et m’avait appelée pour que je vienne la chercher. Elle n’est pas allée aux autres cours de la journée. La liste est bien longue. Toutes ses déviances se justifiaient aux yeux de cette enseignante. A l’entendre, il ne s’agissait que de sollicitude de sa part. A la lecture de l’article, je constate avec écœurement que l’avocate de Pascale B lui donne raison.
Mme B, dans l’article , explique que « C’est plutôt dans [s]on caractère d’être comme ça dans l’échange avec les élèves, à dire les choses simplement». Cette normalisation du discours humiliant pose question.
Alors, cette année-là, les élèves de la classe de notre fille se sont insurgés, exigeant d’être écoutés. Face au silence de la direction, j’ai eu la mauvaise idée de relayer leur parole. J’ai rencontré Mme X seule. Elle a d'emblée menacé de porter plainte contre moi pour diffamation alors que je n’avais pas parlé. Je n’ai pas été surprise. Elle avait agi de même avec la déléguée de classe qui n’avait que 13 ans.
Ce jour-là, dans sa bouche, les élèves étaient tous irrespectueux, menteurs, bons à rien et inventaient des prétextes pour lui nuire, allant jusqu'à les imiter avec dédain devant mes yeux écarquillés. C'était notre fille qu'elle insultait. Elle avait oublié que j’étais parent d’élève. Me concernant, la direction du collège n’a pas hésité à remettre en question ma santé mentale pour que je n'écrive pas au Rectorat. Mes propos ont été requalifiés de fantasmes en oubliant qu’il n’était question que de la parole des enfants.
Dans ce système, peu importe que l’enseignant déraille. Il ne doit pas être abandonné en chemin et subsiste la nécessité de se serrer les coudes entre professeurs. Tant pis si sa perversité est nocive en classe. Chacun devient complice. Le silence s’impose. Celui du Rectorat et de certains inspecteurs puis de la direction de l’établissement qui fermera bien souvent les yeux. A croire que tous ont les mains liées. Parce que l’Education Nationale est dans l’incapacité de gérer ces dérives ou, plus exactement, elle ne le souhaite pas et peu importe que des enfants, en classe, soient humiliés. Après tout, ils n’y passeront pas toute leur vie dans les structures scolaires. Ils survivront bien ! Non. Certains ne survivront pas et notre devoir est de les protéger de ces enseignants. Il faut lutter contre la banalisation de tels propos et comportements. De quel droit pouvons nous exiger de nos enfants de tenir une année sous prétexte que ce n'est que passager ? Comment pouvons nous accepter qu'ils soient humiliés en classe ?
Des Mme X et Mme B, il en existe dans beaucoup d’écoles. Des enseignants incapables d’entretenir des relations saines avec des enfants, qui finalement sont décontextualisés au point de perdre toute notion de respect mais qui, en revanche, sauvent les apparences auprès de leurs pairs. Ce qui laisse penser qu’il subsiste un degré de conscience de leur malveillance en eux. Fort heureusement, ils sont minoritaires mais suffisent à porter préjudice à l’ensemble des équipes pédagogiques.
Le système devrait avoir pour mission de protéger les élèves de tous débordements nocifs, d’exiger que des enseignants en souffrance psychologique puissent être soignés comme il convient. Mais encore faudrait il que ces mêmes enseignants s’extraient de leur déni. Or tout est mis en place depuis des années pour que leur attitude délétère soit légitimée.
J’aurais dû écrire au Rectorat pour dénoncer ce professeur. Notre fille m’a demandé de n’en rien faire, craignant les représailles en classe. Elle avait fait valoir que c’était sa dernière année au collège et j’ai cédé. Je me suis tue mais à mes yeux, je n’en étais pas moins complice. Il semblerait que ce professeur parte à la retraite en fin d’année. J’en suis soulagée mais restera en moi un profond regret.