Jacqueline de Romilly, grande philologue et helliniste, faisait-elle honneur aux femmes ? Ce qui est connu, c'est surtout qu'elle était une défenseure de l'enseignement du grec et du latin. Or, on sait que cet enseignement disparaît cette année au nom de l'égalité des chances, idéologie dont F. Dubet a montré la vacuité. Pourtant, notre système éducatif français, construit ces dernières années sur cette idée, n'en est pas moins inégalitaire, si on en croit certaines lectures du rapport PISA. Peut-on rendre hommage à Jacqueline de Romilly et oublier ses engagements ? Il semblerait que les discours médiatiques actuels insistent davantage sur sa féminité que sur sa croyance en l'éducation humaniste. Un certain consensus médiatique souligne le fait qu'elle a été la première femme à obtenir un certain nombre d'honneurs en France. Dans sa chronique, Assouline souligne :
première femme reçue à l’Ecole Normale supérieure, première femme élue professeur au Collège de France, première femme élue à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres sans oublier son rang au Concours général, à l’agrégation
Le Monde lui-même titre "Jacqueline de Romilly, helléniste et académicienne, est morte", comme si ces deux attributs lui étaient essentiels. Le Point rappelle qu'elle est la "Première femme à décrocher le Concours général, première femme professeur au Collège de France et deuxième, après Marguerite Yourcenar, à entrer à l'Académie française", etc. Dans une certaine mesure, il est possible que Jacqueline de Romilly ait été encouragée à croire qu'obtenir une gratification par un institut français était un exploit pour une femme. Elle explique dans une interview à Liliane Delwasse :
J'ai eu la chance d'appartenir à une génération où les femmes accédaient pour la première fois au podium, où les portes s'ouvraient enfin. J'ai été la première femme à entrer à l'Académie des inscriptions et belles-lettres, la deuxième à l'Académie française après Marguerite Yourcenar, la première au Collège de France. Et je ne parle pas de l'Ecole normale supérieure. Savez-vous ce qui m'a procuré la plus grande joie ? En 1930, j'avais 17 ans, les filles ont eu pour la première fois le droit de se présenter au Concours général et j'ai eu cette année-là les prix de grec et de latin. Rien par la suite ne m'a jamais rendue aussi heureuse. C'était grisant. Ma mère a soigneusement collé dans un petit carnet les coupures de presse du monde entier qui relataient ce qui était alors considéré comme un exploit.
Malgré ce que sous-entendent les discours médiatiques ambiants, Jacqueline de Romilly n'est parvenue ni à féminiser les institutions françaises traditionnelles, ni à faire honneur aux femmes en montrant qu'elles aussi pouvaient être capables de science. C'est en tout cas ce qu'on peut déduire des chiffres de l'Académie française 2010, composée maintenant de 4 femmes seulement : Hélène ARRÈRE d’ENCAUSSE, Florence DELAY, Assia DJEBAR, Simone VEIL. Devraient-elles démissionner ?
Quoi qu'il en soit, il serait bon de faire honneur à Jacqueline de Romilly en parlant de ces textes, pas du fait qu'elle avait à vivre dans des milieux aussi conservateurs que celui des Immortels et recevoir ce type de distinction. J'ai pensé qu'un journal comme Médiapart pouvait se placer au-dessus de ces discours médiatiques consensuels, et continuer de faire honneur au métier de journaliste. Car déjà, en Grèce ancienne, ni l'éducation ni la condition des femmes n'était exemplaires, à en croire cette plainte de Médée dans Euripide (v. 230) :
De tout ce qui a vie et pensée, c'est nous, les femmes, la gent la plus misérable. D'abord, il nous faut l'argent pour acheter un époux et donner un maître à notre corps
Et Jacqueline de Romilly, en face des Académiciens, de commenter :
...il s'agit encore une fois d'un thème à la mode, sur lequel Euripide est revenu souvent, et qui devait correspondre à la crise de la société alors en cours. Vous le savez, il y a des époques où l'on parle beaucoup des femmes !
Jacqueline de Romilly, in Les réflexions générales d'Euripide : analyse littéraire et critique textuelle, Comptes-rendus des séances de l'Académie des inscriptions et belles-lettres, 1983, Volume 127, numéro 2, pp. 405-418