Note : Cet article fut publié par Robert Jensen sur le site jadaliyya.com :
http://www.jadaliyya.com/pages/index/4226/prophetic-politics_charting-a-healthy-role-for-rel . Je
le traduis avec sa permission.
La Politique Prophétique : Dessiner un Rôle Sain pour la Religion dans la Vie
Publique
Walter Brueggemann, « The Practice of Prophetic Imagination : Preaching an Emancipatory
Word ». Minneapolis : Fortress Press, 2012.
Dieu choisit-il son camp durant les élections ? Y a-t-il un guide de l'électeur se cachant dans
nos livres saints ? Devrions-nous prier pour l'inspiration électorale ?
La population laïcisante tend à répondre « NON » à cette question, ainsi que la plupart des
personnes religieuses progressistes. Parce que les fondamentalistes religieux présentent si souvent
une caricature prête-à-l'emploi d'une politique basée sur la foi – allant jusqu'à dire que Dieu désire
que nous votions pour tel ou tel candidat – il est tentant de vouloir bannir toute mention du divin de
la vie politique.
Mais l'expression facile que « la religion et la politique ne se mélangent pas » ne saisit pas
l'inévitable connexion qui existe entre les deux. Qu'ils soient séculaires ou religieux, nos jugements
politiques sont toujours enracinés dans des principes premiers – des affirmations de ce que cela veut
dire que d'être humain, qui ne peuvent être réduites à des preuves et de la logique. Les gens
feraient-ils mieux d'agir uniquement par intérêt personnel, ou la solidarité est-elle toute aussi
importante ? Devons-nous l'allégeance à un État-Nation ? Sous quelles conditions, s'il y en a,
prendre une vie humaine est-il acceptable ? Quelle est la relation appropriée des êtres humains
envers le vaste monde vivant ?
Ces questions morales/spirituelles de base soutiennent la politique de chacun/e, et nos
réponses sont façonnées par les systèmes philosophiques et/ou théologiques dans lesquels nous
trouvons inspiration et discernement. Puisque les positionnements politiques de chacun/e reflètent
leurs adhésions fondamentales, il ne semble pas justifié de prétendre que ceux qui sont basés sur
une philosophie séculaire puissent puiser dans leur tradition, mais que les personnes dont la vision
politique est enracinée dans la religion doivent se tenir cois.
Plutôt que d'essayer de retenir la religion hors de la politique, nous devrions discuter de la
manière dont les traditions religieuses peuvent jouer un rôle dans une politique saine, et un endroit
productif où commencer dans le contexte de la tradition chrétienne est le nouveau livre de Walter
Brueggemann, La Pratique de l'Imagination Prophétique : Prêcher une Parole Émancipatrice.
S'appuyant sur l'ouvrage pour lequel il est le plus connu – L'Imagination Prophétique, publié pour
la première fois en 1978 avec une seconde édition en 2001 – Brueggemann se déplace au-delà de la
politique sectaire et de la religion narcissique pour poser des questions difficiles quand à notre
relation au pouvoir. Il rend clair que la tradition prophétique veut sérieusement dire être prêt à
mettre ceux qui nous entourent – et nous-mêmes – mal à l'aise.
Dans ce précédent livre, Brueggemann arguait que la tradition de la prophétie demande plus
de nous que l'expression complaisante d'une juste indignation face à l'injustice ou de vagues appels
à la justice sociale, ce qu'il appelle « une compréhension libérale de la prophétie » qui peut servir de
« gadget attractif et sauveur de face pour toute irritation excessive au service de presque n'importe
quelle cause. »
Brueggemann attend davantage de ceux qui proclament se tenir dans la tradition
prophétique, qu'il affirme être enracinée dans la résistance à la domination d'une « conscience
royale » qui produit un engourdissement chez les gens. Le ministère prophétique, dit Brueggemann
dans le premier livre, cherche à « pénétrer l'engourdissement afin de faire face au corps de mort
dans lequel nous sommes piégés » et « pénétrer le désespoir pour que nous puissions croire en et
embrasser de nouveaux avenirs. ». Et ne vous trompez pas, le souci de Brueggemann n'est pas la
culture royale des temps bibliques mais la culture dominante des États-Unis contemporains et sa
quête d'acquisition matérielle sans fin et d'expansion permanente de puissance.
Brueggemann rend également clair que le prophète n'est pas un « maître tapant sur les
doigts ». La tâche du ministère prophétique est d'apporter dans l'expression publique « la peur des
fins, l'effondrement de nos folies contre nous-mêmes, des barrières et privilèges qui nous sécurisent
à nos dépens mutuels et respectifs, et la pratique effrayante de manger dans la gamelle d'un frère ou
d'une soeur qui a faim. » En d'autres termes, les prophètes parlent la langue du deuil, ces « pleurs en
pathos » qui fournissent « l'ultime forme de critique, car annonçant la sûre fin de toute la
construction royale. »
Plus de trois décennies après la publication de ce livre, Brueggemann revient explorer les
implications d'une prise au sérieux de l'imagination prophétique, spécifiquement pour le clergé.
Mais bien que le livre s'adresse aux prêcheurs et à leurs luttes pour faire vivre l'imagination
prophétique dans une congrégation, les mots de Brueggemann parlent à tout citoyen attentif à la
santé de la politique et à l'état du monde.
Le nouveau livre commence par avancer que le récit évangélique de transformation sociale,
de justice et de compassion est en conflit direct avec le discours dominant des États-Unis : « un
militarisme technologique, thérapeutique et consommateur » qui « est soumis à la notion d'autoinvention
à fins d'auto-suffisance. ». La logique et les buts de cette culture dominante engendrent
« une productivité de la compétition, motivée par l'angoisse pénétrante d'avoir assez, d'être assez,
ou d'être au contrôle. » Tout ceci renforce des notions d'une « exception US qui permet
l'accaparement usurpateur de ressources au nom de la liberté, aux dépens du voisin. »
Dès le départ, Brueggemann énonce clairement qu'il va faire la critique non seulement des
problèmes du moment mais des systèmes politiques, économiques et sociaux desquels découlent ces
problèmes, et qu'en parler franchement implique une prise de risques. Des prêcheurs mettant
l'articulation de cette imagination prophétique au centre de leur travail – et il distingue que les
prêcheurs n'ont pas besoin de proclamer être prophètes mais doivent se voir comme des « relais de
la tradition prophétique » - rencontreront certainement une vive résistance à leur message.
Comme les prophètes luttaient pour convaincre une culture royale qui préférait ignorer le
message, les prêcheurs contemporains doivent-ils faire les bons rapprochements – relier les points –
et plaider une cause qui aille à contre-courant. Centraux à ce processus sont les rapprochements ou
liens entre les points, cette description de la réalité.
« Le prêche prophétique ne situe pas les gens en crise. Il nomme plutôt, et rend palpable la
crise qui sévit déjà parmi nous, » écrit Brueggemann. « Quand les points sont reliés, il s'agit alors de
nommer les péchés déterminants parmi nous d'abus environnemental, de dédain vicinal, de racisme
historique, de consumérisme complaisant, tous les sujets des anciens conteurs traduits dans notre
temps et notre espace. »
Ce qui cache ces péchés, écrit Brueggemann, c'est « une idéologie totalisatrice
d'exceptionnalisme qui écarte la critique de nos droits et de notre respect de nous-mêmes, » et
l'imagination prophétique nous aide à voir cela.
Une fois que nous acceptons cette critique des systèmes qui nous entourent, l'étape suivante
est de gérer la sensation de perte et le chagrin qui l'accompagne comme nous lâchons prise des
illusions qui viennent avec la richesse et le pouvoir. « Cette fonction du prêche prophétique est
importante car dans une société d'allègre déni comme la nôtre il n'y a pas de lieu pour le chagrin
public, » écrit-il. « Il est nécessaire, dans le récit principal, de passer rapidement par-delà la 'perte'
vers un 'rétablissement' confiant suivant une idéologie serrée de réussite. »
Brueggemann ne suggère pas que nous restions englués dans le chagrin ; quand le déni de la
société a été pénétré, le prêche prophétique a le devoir de donner voix à « une potentialité emplie
d'espérance. » Mais il nous rappelle de veiller à ne pas verser vers une espérance vide :
« L'espérance peut, bien sûr, être exprimée trop tôt. Et lorsque c'est le cas, elle peut surpasser la
perte trop rapidement et court-circuiter l'acceptation indispensable de culpabilité et de perte. La
nouvelle potentialité est toujours à l'horizon pour les prêcheurs prophétiques. Mais le bon sens et le
courage théologique sont requis pour savoir quand dire quoi. »
Ceci est notre tâche – mettre à bas les systèmes incohérents avec nos valeurs et la mise et
l'édification de quelque chose de neuf, démanteler et restaurer – non seulement pour les prêcheurs
cherchant à être des relais de la tradition prophétique, mais pour quiconque désirant faire face
sincèrement à nos problèmes politiques, économiques et sociaux. La tâche, selon les mots de
Brueggemann, est « de négocier l'abandon d'un monde disparu et la réception d'un monde qui est
offert. »
Encore une fois, le but de Brueggemann dans ce livre n'est pas de se faire l'avocat de
quelque politicien, parti ou programme politique, mais d'articuler les valeurs sous-jacentes qui
doivent informer notre pensée politique. Il cherche à confronter la vérité (contre le déni) et articuler
l'espérance (contre le désespoir) à la face d'une « idéologie totalisatrice, dénégatrice et
désespérante » qui se présente comme le seul joueur sur le tableau. Alors qu'il est difficile pour
beaucoup de personnes de lâcher l'idéologie dominante, Brueggemann argue que les gens
« attendent et espèrent plus que ce que l'empire peut offrir. Nous désirons l'abondance, la
transformation et la restauration. Nous désirons au-delà du possible. »
L'analyse de Brueggemann peut résonner chez beaucoup de progressistes qui ne fréquentent
pas les églises ou ne se considèrent pas comme spirituels, mais qui peuvent vouloir demander si son
raisonnement a besoin de puiser dans la tradition religieuse. La plupart de ses arguments ne
revêtent-ils pourtant pas autant de sens dans le langage de la politique séculaire ? Je le pense, mais
il y a une grande valeur dans l'approche de Brueggemann.
Premièrement, quelle que soit la croyance de qui que ce soit, la religion dominante aux
États-Unis est le Christianisme ; à peu près trois quarts de la population US s'identifie comme
chrétienne d'une manière ou d'une autre. Les histoires de cette tradition sont les histoires de notre
culture, et la lutte autour de cette interprétation est centrale dans la vie politique et sociale.
Encore plus important est le fait que l'église est toujours un lieu où les gens viennent
réfléchir à ces questions de base. Même dans l'église la plus timide, la question « à quoi servent les
gens ? » est à l'agenda, et il y a donc un potentiel pour remettre en question les valeurs de la culture
dominante.
« La congrégation locale reste une matrice d'expression émancipatrice et subversive qui n'est
pas au goût de l'idéologie totalisatrice, » écrit Brueggemann. « Les gens continuent d'écouter, assis
et attentifs, l'exposition de la parole. Les gens entretiennent toujours l'idée étrange, malgré les
réductionnismes de la modernité, que Dieu est un être réel et l'agent principal de la vie du monde.
Les gens se réunissent toujours à l'église pour entendre et lutter avec ce qui n'est offert nulle part
ailleurs. »
L'invocation par Brueggemann de « Dieu » peut refroidir des personnes laïcisantes, qui
pensent qu'un quelconque usage de ce mot implique des affirmations surnaturelles de Dieu comme
un Être qui dirige l'univers. Mais ce n'est bien sûr pas la seule manière de comprendre Dieu. En fait,
un des meilleurs aspects à même d'engager une conversation de cette approche est la question
toujours provocante, « Qu'entendez-vous par Dieu ? » Lorsque quelqu'un cite Dieu, nous pouvons –
et devrions – demander : Dieu est-Il un Être, une Entité, une Force dans le monde ? Dieu est-il le
mot que les être humains utilisent pour ce qui est au-delà de leur compréhension ? Qu'est Dieu, pour
vous ? Plutôt que d'enfermer la conversation le long de rails sectaires, nos traditions religieuses ont
la capacité d'ouvrir la conversation sur le sens profond, qu'il est difficile d'avoir dans un monde
privatisé, dépolitisé, mass-médiatisé, surmédicalisé.
Demander si nous devrions comprendre le monde à travers une lentille séculaire ou
religieuse équivaut à mal comprendre les deux – ce n'est pas l'un ou l'autre. Nous avons les outils de
la modernité et de la science pour nous aider à comprendre ce que nous pouvons du monde matériel.
Nous avons des traditions de foi qui nous rappellent les limites de notre compréhension. À l'église
que je fréquente (une congrégation Presbytérienne progressiste, St. Andrew's) ces deux approches
ne sont pas en conflit mais font partie du même projet – comprendre un monde face à de multiples
crises, puisant le meilleur des traditions religieuses et séculaires, luttant ensemble pour résoudre les
problèmes qui peuvent l'être et faire face à ceux qui peuvent être au-delà d'une solution.
Dans un monde en effondrement, ces réalités semblent souvent trop douloureuses à
supporter et le travail devant nous semble souvent nous dépasser. La tradition prophétique offre un
langage pour comprendre cette douleur et trouver la force collective pour avancer.