Les activités quotidiennes comme cuisiner, garder les enfants ou faire les courses, sont considérées par l’OCDE comme un travail gratuit puisqu’il peut être fait par une personne qui sera rémunérée. En 2011, l’OCDE a calculé que le temps moyen passé à ces tâches en France était de 3h17 par jour et que cela représentait 32% du PIB.
Mais il y a bien d’autres types de travail gratuit dont l’OCDE ne parle pas : de la « journée de solidarité » à la participation aux medias en ligne en passant par la charité qui a pu conduire les néo-libéraux à imaginer un « Etat associatif » c’est-à-dire basé sur la gratuité, un État sans prélèvements sociaux.
La journée de « solidarité » est une « corvée nationale » inscrite dans le code du travail
Depuis une loi de 2004, il y a le travail gratuit et forcé, pour les seuls salariés, qu’on appelle « la journée de solidarité ». Elle fut instaurée après l’émotion suscitée par les 15 000 morts faits par la canicule qui était d’ailleurs surtout le fait de l’incurie des pouvoirs publics.
Il s’agit, avait-on dit, d’assurer un financement public à la politique d’autonomie des personnes âgées et handicapées par une journée de travail de 7 heures non payée, comme s’il ne pouvait pas être prévu dans le budget de la nation. C’est donc un prélèvement sur les salaires, un impôt en nature, collecté par les entreprises. Mais, celles-ci, au passage, empochent les 2/3 de la valeur produite (plus de 5 milliards d’€ en 2014 et 50 milliards de 2004 à 2014 donc) et l’Etat seulement le tiers soit 2,43 milliards en 2014. Le Conseil d’Etat trouva cette journée de travail gratuit, qui s’apparente à la corvée du Moyen Âge due pour l’essentiel aux entreprises, parfaitement conforme à la constitution.
Le travail gratuit est partout avec internet
Parfois l’insistance d’entreprises à nous relancer est telle qu’elle en devient suspecte. J’ai acheté comme tout un chacun sur internet un appareil ménager pour équiper mon logis. Non seulement, le revendeur m’a demandé de bien vouloir donner mon avis sur cet achat mais aussi de bien vouloir répondre aux questions que d’autres consommateurs posent sur l’appareil avant d’effectuer l’achat, m’estimant plus compétent qu’un quelconque employé qui, de toutes façons, ne sera pas embauché.. Autrement dit de bien vouloir faire le service publicitaire, qualité et même celui de l’après-vente. J’aurais ainsi rejoint le Club machin et pourrais éventuellement bénéficier, avant tout le monde, d’avertissements à propos des promotions.
Mais, voyez combien les sites qui profitent du travail gratuit comme ceux qui vous demandent de donner votre avis sur la qualité des hôtels (Tripadvisor par exemple) contre des médailles en chocolat, sont des entreprises cotées en bourse !Voyez comme on profite de votre activité sociale de contact avec Facebook qui ne cesse de vous relancer pour que vous précisiez vos données personnelles…mais aussi et surtout, l’injonction d’accepter les mouchards appelés cookies sur votre navigateur afin de vendre les informations à des fins publicitaires et marchandes. J’ai ainsi pu lire récemment un avertissement de Google alors que j’avais interdit tous les mouchards en allant sur Youtube ainsi rédigé : « Youtube (propriété de google) ne vous autorise pas à regarder des vidéos de manière anonyme ». Bon, je suis allé sur Daily Motion.
Dans bien d’autres situations nous sommes forcés au travail gratuit et souvent laissés seuls face à la machine. C’est le cas aux caisses de supermarché désormais, mais aussi lors de l’achat d’un billet de train ou d’avion avec la généralisation des cartes de crédit. Il est heureux que nous n’ayons plus à faire la queue aux guichets, il est vrai mais ce travail est gratuit car il pourrait être fait avantageusement par un employé ou au moins permettre une baisse des prix de vente. Et si vous avez un problème ou une question il y a le centre d’appel souvent localisé hors d’Europe. Le travail gratuit fait bon ménage avec le travail mal rémunéré. Inutile d’insister sur le travail de secrétariat que tout le monde fait depuis que l’ordinateur a fait irruption dans notre quotidien ou le travail de stagiaires à l’essai ou encore le mois de travail avancé par un travailleur puisque payé à la fin du mois. Heureusement qu’ils ne paient pas les salaires à trimestre échu !
De l’action caritative à l’Etat minimum dit associatif
Le prélèvement du travail gratuit est devenu systématique et l’injonction qui nous est faite de bien vouloir donner de notre temps comme une obligation sociale et morale alors qu’il ne s’agit que de générer plus de profit pour les propriétaires lucratifs. Inutile d’insister sur le tri des déchets, le dépôt à la déchetterie ou dans les collecteurs enterrés au bas de la rue, ou encore le travail administratif des médecins généralistes évalués à 6 heures par semaine…Ce travail serait acceptable s’il permettait de payer moins d’impôts locaux notamment, mais tel n’est pas le cas.
Il est normal que le charitable bénévolat du travail gratuit qui existe depuis toujours (comment refuser d’aider son prochain ?) ait été imaginé comme un moyen de résoudre la crise de 1929.
Herbert Hoover, dès son investiture en mars 1929, décida d’en faire une politique dans un projet « de gouvernance à coût zéro » (Olivier Zunz)[1]qu’il appela l’Etat associatif » sous les bravos des églises. Franklin Delano Roosevelt balaiera ce projet et rétablira le rôle central de l’Etat dans le New Deal. Mais ses successeurs ont tous encouragé les citoyens à s’engager dans les « bonnes œuvres ».
Reagan dès 1981 délègue des services sociaux à des organismes sans but lucratif par contrat puis son vice-président George Bush fait de même et ouvre la voie à Clinton et « sa collaboration avec la société civile », tout comme le deuxième Bush qui poursuivra.
Il s’agit d’une stratégie concertée des gouvernements successifs pour se désengager des services sociaux à moindres frais : en plus d’embaucher des salariés peu protégés, les structures communautaires et caritatives reposent sur des millions de bénévoles, dont le travail gratuit représente une économie annuelle de plusieurs dizaines de milliards de dollars.
C’est la reprise du projet de « l’Etat associatif » le rêve de Hoover, c’est-à-dire un Etat devenu minimum qui, sans intervenir financièrement, coordonnerait les initiatives des associations caritatives, plutôt religieuses aux Etats-Unis, qui s’occuperaient des laissés pour compte.
L’éthique du « care » en somme par laquelle nous devrions être tous des aidants et qui promeut le travail gratuit des bonnes volontés qu’elles aident les plus démunis ou qu’elles surveillent les voisins par exemple pour la sécurité de tous. Ainsi, nous aurons moins besoin des services de l’État et des contributions des entreprises.
Mais aussi dans la presse en ligne…
Gérard Desportes, un des fondateurs de Mediapart, désormais chargé du développement au Point, dans une interview Vip Elyksir, entend faire que les contenus fabriqués par d’autres que les journalistes génèrent de la valeur :
« Dans les journaux, on fait fabriquer des contenus par d’autres que les journalistes comme au Point avec un événement sur l’innovation, Futuropolis, où les universitaires et les chercheurs sont associés. Ce qui compte c’est que cela génère de la valeur, de la richesse et que cela satisfasse les lecteurs… » et le propriétaire cela va sans dire.
Dans le Royaume-Uni de Thatcher, la chasse au temps perdu était organisée de manière inquisitoriale, productivité oblige. En France, dans un temps proche, sous un autre gouvernement et tout aussi scrupuleusement, il faudra songer à se faire rembourser les cadeaux fait au capital sous forme de travail gratuit comme d’ailleurs les cadeaux fiscaux et les aides à la création d’emplois faits par le gouvernement qui s’apparentent plus à l’aide à faire des profits d’ailleurs. Et ce sera bien plus que 32% du PIB…
Et en attendant, ne plus participer à ce vol de notre travail, quand on le peut, est un minimum et demander que la mention du travail gratuit obligatoire de la corvée du « jour de solidarité » qui figure dans le Code du travail soit retirée.
[1] Benoît Bréville« La charité contre l’Etat » Le Monde diplomatique, décembre 2014.