Si comme l’a écrit Henri Lefebvre « c’est à partir du corps que se perçoit et que se vit l’espace, et qu’il se produit »[1], alors une conclusion s’impose sans tambour ni trompette, ni bible ni tablette : « vos espaces de mépris sont à nous !»
Dans les aéroports, la zone arrivée et la zone départ sont toujours séparées sauf dans quelques villes mystérieuses dans des pays improbables. Qui connaît l’aéroport de Maïduguri ou de Bahar Dar ? Mais à Paris comme à Manille, on ne mélange pas les deux cérémonies. On partitionne les effusions car le retour est toujours moins discret que le départ. Parents, amoureux, amis, employés d’hôtels et de multinationales, taxis clandestins sont là derrière les barrières avec pancartes et sourires, bras tendus au-dessus des têtes comme des sémaphores pour navires perdus. Il ne manque que la fanfare, les fleurs et les rubans. Dans les aéroports, nous revenons en vainqueurs ressuscités, survivants applaudis pour avoir soumis nos corps à tant d’épreuves.
L’atterrissage
Après une certaine agitation de l’équipage, arrive une rafale d’instructions : ceinture bouclée, siège redressé, tablette repliée, toilettes interdites, appareils électroniques éteints. La musique s’arrête, les lumières s’éteignent sans qu’on sache exactement pourquoi. Le silence se fait. On examine son voisin qui n’est pas très à l’aise non plus, les yeux fermés, appliqué à ralentir sa respiration, renvoyé à lui-même et à sa prière. On soupçonne vaguement une mise en scène de la compagnie pour mettre en valeur la qualité de ses procédures de sécurité. Avions-nous un autre choix que de faire confiance à des humains qui font le travail de nous mener à bon port, sains et saufs ?
En achetant le billet, nous avons posé un acte de foi dans notre prochain et avons pris un risque comme on le fait souvent sans même réfléchir. Imagine-t-on le pire quand on confie une lettre importante à la Poste, son argent à la banque, sa santé au médecin ou une partie de ses ressources à l’impôt? Le préposé pourrait décider de mettre les voiles et à la poubelle les lettres qu’il doit distribuer si sa femme l’a quitté hier soir ou s’il panique soudainement à la vue des chiens méchants qui aboient à son passage? Le pilote pourrait vouloir se suicider en écrasant son avion parce qu’il ne peut plus supporter le stress de son travail ? Le médecin souffrir de confusion mentale et se tromper dans sa prescription? Le ministre des finances donner nos impôts aux plus riches qui les planquent dans les paradis fiscaux des Iles Vierges ou des Iles Caïmans en attendant de devenir les plus riches du cimetière ? Et la banque faire faillite à cause de mauvais placements dans la finance globalisée ? On chasse vite de son esprit ces pensées négatives tout à fait fantaisistes lorsque les roues touchent le sol. A Buenos Aires, les passagers soulagés applaudissent toujours les beaux atterrissages. Bientôt on sortira du tube de métal de la carlingue le regard fier avec une montagne dans les yeux.
Après de longues heures d’immobilité et de confinement, on s’ébroue puis on s’adonne au meilleur exercice physique qui soit, la marche. Humer l’air frais du matin quand on arrive à Roissy venant d’Asie, en général très tôt, revigore. « Le matin est l’heure la plus belle de la journée car on peut espérer plus que le soir », a écrit Pavèse. Une belle journée commence pleine de sensations qu’on avait un temps oubliées. Rassurés par les flèches et les indications, les sols zébrés de larges rayures, on enfile des couloirs de bétons, des passerelles de verre, on accélère comme un skieur de slalom autour des piliers et des plots, entre les rubans arrimés à des potelets en inox disposés en labyrinthes. Des totems comme des bannières d’arrivée indiquent les files pour les étrangers non communautaires et pour les européens, rendus un peu plus communautaires ceux-là par Shengen. Ce ne sont pas les espaces interdits par un administrateur dans un bureau qui vont nous troubler. On se presse pour faire comme tout le monde et pour en sortir avant les autres. Puis le rythme faiblit. Notre dos se courbe, meurtri par la sangle du bagage à main chargé des cadeaux du duty free. Le mollet devient plus dur. Le slalom s’est transformé en ski de fond. On ralentit puis on s’arrête, fourbu comme tout le monde, devant la ligne jaune qui isole la police des voyageurs impatients. On reprend son souffle en faisant gentiment la file.
Attention, on n’a pas encore fini d’arriver ! C’est juste la limite de l’enclos. On feuillette son passeport qui est apparu soudain dans sa main. La photo ne sourit pas, c’est interdit. Le sourire a été banni après le 11 septembre 2001 et le Patriot Act, une norme imposée par l’Empire et les machines anthropométriques. Votre mâchoire, l’écart de vos yeux, la position de vos lèvres, tout a été mesuré. Même le sourire khmer, pourtant si bienveillant de Jayavarman VII n’est pas autorisé. Même la jeunesse désinvolte et arrogante se tait, celle qui pourrait porter le masque au sourire crispé et provocateur de Joker pour faire comme les Anonymous. Il n’y a pas de place pour les anonymes ni les immobiles dans un aéroport sauf dans la zone de chalandise dans laquelle on peut, en toute tranquillité jouer à l’évadé fiscal en ne payant pas de TVA. D’ailleurs, il faudra penser à demander l’interdiction de ces lieux par respect pour ceux qui paient des taxes et qui ne peuvent pas voyager. La zone où l’on peut faire des choses interdites ailleurs tout en faisant des choses hautement recommandées ici est fermée. Il est trop tôt. Nous n’aurons pas nos sourires commerciaux habituels.
Les sourires
Pas de sourire d’accueil non plus. Il est vrai que Marianne, la République, ne sourit jamais. Elle a d’autres attraits qu’elle offre sans retenue à la vue des bébés que nous avons été un jour. Il est 6 heures. C’est un lieu triste au béton brut. Imaginons que le préposé décide de sourire parce que, ce matin, il est heureux. Aurait-il servi comme il convient l’autorité de l’Etat ? On serait en droit de lui faire remarquer qu’on doit se tenir mieux quand on est au service du Peuple français et qu’il n’y a pas à rassurer le passager sur ses intentions au contraire sinon quelle serait cette autorité qui accueille au lieu de suspecter ? C’est inutile, d’autres que nous avons élus se sont déjà chargés de leur rappeler.
Les singes dit-on ont trois sourires : le sourire pour faire fuir en suscitant la peur (il montre surtout les dents) ; le sourire de joie (avec la bouche grande ouverte) et le sourire de bienvenue qui rassure sur ses intentions. Les humains sourient aussi mais de manière plus ambiguë. La lassitude tranquille de Mona Lisa ou la gêne des Asiatiques sont toujours des mises à distance, des politesses muettes, celles qui embarrassent le moins et qu’on aurait tort de prendre pour un engagement à en faire de même. Qui sourit devant le tableau célèbre de Léonard de Vinci?
« Monsieur , c’est à votre tour ! ». Je m’avance la main tendue. Je souris quand même à la préposée que j’affirme être indécente mais pas pour les raisons de l’opinion générale dans le cas où elle se serait habillée comme Marianne, non, mais à cause de l’austère chemise à épaulettes qui peine à cacher ses seins derrière des poches de poitrine à rabats boutonnés et une cravate unisexe imposée par le service. L’émotion est de courte durée. Elle me fusille du regard. Je pense rapidement à autre chose en récupérant mon passeport. A cette photo célèbre du résistant héroïque de Belfort qui souriait au peloton d’exécution allemand ou à cette phrase d’un autre résistant, René Char : « Entre deux coups de feu qui décidèrent de son destin, il eut le temps d’appeler une mouche : « Madame ! ». Je n’ai pas eu la présence d’esprit de lui dire quelque chose du genre amusant qui aurait pu lui « tirer » un pâle sourire du coin des lèvres qu’elle a dû patiemment recouvrir d’un rouge à lèvres de Paris. Mais à 6 heures du matin, les oreilles bourdonnantes de plus de 13 heures d’avion et l’estomac qui se manifeste par des petits pincements, on ne peut pas s’imposer une telle épreuve ! Et puis demande-t-on l’aumône à une statue sauf pour s’habituer au refus ? Je n’ai que faire du refus. Je n’ai pas le courage de Diogène de Sinope. J’irai chercher mes sourires ailleurs.
Je reprends ma marche en avant dans l’enfilade des couloirs gris et venteux, en suivant les flèches et les indications, les injonctions et les dos de mes semblables courbés à pousser ou à tirer des bagages à roulettes. Imagine-t-on possible soudain de faire demi-tour, de rebrousser chemin ? De se dire « zut, j’ai oublié ceci ou cela dans le couloir d’avant le contrôle de la PAF (Police des Airs et des Frontières) ? On ne pourrait que se faire remarquer : « Hep, vous là-bas ! Ce chemin est sans retour, d’ailleurs n’avez-vous pas vu le panneau ? Ici, vous êtes en France, plus en zone internationale. Vous avez déjà été trié, contrôlé, orienté, validé et tamponné, il n’est pas question de recommencer. Ici, il n’y a pas de résistant. »
Le désert
Qu’est-ce que je raconte ! On ne risque pas de m’interpeller. Il n’y a pas âme qui vive, le matin, dans le béton des aéroports. Ce sont des déserts qui se ressemblent tous d’un bout à l’autre de la planète. Le nomade même connecté se déplace beaucoup mais toujours dans le même milieu. Dans les déserts arides, l’espace est saturé de minéral et de liberté et dans les autres, d’écrans, de marchandises et d’autorité. Moi j’échange la liberté, la frugalité et la chaleur du Dasht-e Kavir ou du Dasht e-lut contre l’aliénation forcenée à la consommation et à l’air conditionné des espaces singapouriens ou torrémolinesques des aéroports. La liberté des nomades contemporains, quelle foutaise cher Jacques ! Peut-être pourriez-vous parler plutôt de nomanitute ? Demandez aux gars bien gras du Connecticut élevés au pop corn-hamburger-coca et connectés comme des malades ce qu’ils pensent des nomades afghans ?
Tout est fait pour qu’on ne s’attarde pas dans le désert comme dans les aéroports d’ailleurs. où les ordres ne sont pas parlés mais dessinés. Cela pourrait être plus gai mais l’esthétique n’a rien à faire là-dedans. Imaginons que les logos aient été peints par Di Rosa ou Blanchard. Plutôt que de vanter les galeries Lafayette avec la photo d’une fille avec une tour Eiffel plantée sur la tête, un personnage de Di Rosa avec un seul oeil et la bouche édentée à casquette pourrait indiquer avantageusement le bureau des douanes. Et la sortie vers les taxis pourrait s’orner d’une petite voiture de BD cahotant sur des pavés luisants. Imaginez ce qu’on peut faire dans ce registre pour orner les sorties qui mènent à la gare TGV, au RER ou aux bus vers Paris ? Paris toujours Paris, son esprit frondeur, sa gouaille, ses Folies Bergères, les quais des bouquinistes…Qui a dit que les aéroports sont les cathédrales de notre temps ? Nous préférerions de loin que les avions atterrissent dans les cathédrales.
Mais dans un aéroport, le temps, c’est de l’argent. La société des aéroports de Paris est cotée en bourse. Et là on ne rigole pas. Les passagers ne sont pas des flâneurs, des passants sans souci, des visiteurs du soir, des croyants en quête de réconfort mais des clients sans le savoir même quand ils n’achètent rien…On presse le pas. Il faut faire du chiffre ! Et en plus on doit fournir du travail gratuit: acheter son billet de train dans des machines parfois peu coopératives, se souvenir du numéro de code de sa carte de crédit sinon on la voit disparaître dans la machine ATM, arracher son bagage aux escaliers mécaniques, se repérer dans les indications de l’ascenseur, bien choisir la direction de son train automatique sans chauffeur, monter dans le bon Roissybus. Le prix de notre effort est connu puisqu’on peut se payer quelqu’un qui peut faire tout à notre place contre 150€ à Roissy ou 40 € à Suvarnabhumi. Un conseil d’ami : quand vous passez devant les toilettes, il ne faut pas oublier de vous extraire du flot des « nomades » et vous ménager une pause dans le fleuve de l’effort anonyme. Par chance extraordinaire, on peut avoir un échange verbal avec Madame Pipi à propos de la monnaie qu’on doit laisser ou du temps qu’il fait, à condition que ce soit bref bien sûr.
Les bagages
Il n’y a pas eu de figures libres jusque-là, pourquoi cela changerait-il ? On imagine le poids total des réflexions, des projets qu’il a fallu dessiner, le nombre de réunions, plans en main des concepteurs de l’aéroport pour faire en sorte que le monstre froid posé dans une coin de la Brie, recrache le plus rapidement possible les pauvres corps qui, un jour, ont pensé pouvoir échapper à la cruelle raison technique de leurs semblables. Mais, il avait été prévu que la musique, qui adoucit les mœurs, puisse être entendue dans tous les espaces. Ce matin, c’est trop tôt encore. On regrette la SNCF. Dans les gares au moins il y a la salle des pas perdus, qui résonne du bruit de nos pas sur un beau sol brillant.
Phalaris, un tyran qui régnait à d’Agrigente, il y a plus de 2 600 ans, est resté célèbre pour sa cruauté et son taureau que l’Athénien Périllus inventa à sa demande. Incommodé par les cris des suppliciés, il imagina un moyen de transformer ceux-ci en musique dans un taureau en airain qui servait de four et dont les naseaux étaient constitués de tuyaux d’où s’échappait une douce mélodie. Phalaris expérimenta son instrument sur Périllus. Il en fut satisfait et l’adopta ont écrit Lucien puis Montaigne qui rapporte cet épisode de l’ingéniosité des Grecs à éviter des désagréments aux tyrans. Il ajoute, par pure bonté humaine, que Phalaris périt aussi dans le taureau. L’aéroport exhale la petite musique de la nécessité mercantile et le parfum de l’arrogance technocratique et sécuritaire fêtés par le mariage de l’Etat et du marché.
On entend les valises qui sonnent en tombant sur un tapis de caoutchouc. Alors commence un moment de réflexion tactique qu’on apprécie d’autant plus que, jusque-là, on a été privé de toute initiative. On s’installe dans la foule bousculante des nomades agités pour pouvoir évaluer au mieux la position la plus favorable à une rapide récupération de l’objet. Les plus optimistes sur leur capacité de réaction s’installent près de la bouche qui crache les valises, d’autres préfèrent avoir une vue large et prendre leur temps à reconnaître l’objet de leur désir. Les centristes choisissent des positions intermédiaires comme toujours. Commence alors le moment de l’attente et de l’attention : repérer la couleur, vérifier les étiquettes, reconnaître son objet, le saisir rapidement, s’excuser alentour et le tirer sur le chariot. Puis les choses deviennent plus faciles. On pousse le chariot, l’air triomphant de celui qui s’en est sorti : pas de bagage perdu, pas d’intervention dégradante des douanes dans l’intimité de votre valise.
C’est le premier moment pour soi ; on va pouvoir se retrouver avec ses objets familiers. Perdre son bagage aurait été aussi se perdre un peu soi-même. Par paresse, je n’ai rien ajouté aux étiquettes que les compagnies ariennes collent pour pouvoir les trier rapidement. J’ai ainsi des vieilles étiquettes de compagnies africaines improbables, nigérianes et éthiopiennes, asiatiques et européennes. Certaines ont même déjà disparu, c’est dire assez combien ma valise est solide et mes intentions claires. Comment parler à ses voisins de ses étiquettes lorsque, tendu et même inquiet, on attend que la valise de ses intimités tombe sur le tapis roulant en espérant qu’elle ne se soit pas ouverte et qu’alors, inconvenante, elle offre son contenu au regard de tous. Peut-être dans ce cas-là, peut-on imaginer une conversation sur la qualité comparée des valises ? Il est cependant peu probable qu’on s’attarderait autour du tapis après avoir regroupé à la hâte ses hardes comme le ferait un perdant de casino des quelques plaques qui lui restent. L’aéroport n’est pas un lieu pour une conversation sans façon, à bâtons rompus qui vous fait arriver au bout de la journée content d’avoir rencontré un de vos semblables. Il y a les cafés de quartier pour cela si vous arrivez à en trouver encore un. Dans les aéroports, ils n’ont jamais existé.
Les toilettes et les douches
Il y a un moment rare qui est celui des toilettes si vous avez décidé finalement de ne pas faire comme tout le monde et prendre un peu de temps pour vous. J’en visite plusieurs comme on ferait d’un appartement qu’on veut louer et prends soin de choisir les plus confortables.
J’ai connu un type en Afrique qui en bon militaire n’aimait pas du tout ce « bordel des aéroports » et qui voyageait sans bagage. Il se privait de moments rares qui permettent de vérifier notre attachement à des petits rien et à la bonté de notre aimable nature. Cela l’obligeait aussi à acheter plusieurs fois tout ce dont il avait besoin ou à faire un effort quasi ascétique de contrôle de ses désirs. Je hais ces mystiques. Le corps n’est pas à prendre à la légère.
Et les crânes d’œuf assis derrière vos écrans de contrôle, pourquoi ne pas installer des douches ?
Je comprends que s’attarder aux toilettes soit un attentat contre le mouvement organisé des fourmis tout comme flâner dans les espaces obligatoires de passage. C’est une nouvelle expérience de l’interdit après celle de l’évasion fiscale. On vous fait confiance, pour rendre acceptable à l’ordre du monde des affaires ce nouveau scandale des douches. Vous trouverez bien un moyen d’habiller ce confort nouveau d’une aliénation plus raffinée et efficace que celle de le faire payer comme un simple service. Votre gain n’en serait pas moindre si le mouvement perpétuel n’en est pas troublé. Il faut juste rendre l’espace des douches confidentiel comme celui réservé aux fumeurs. D’ailleurs les douches existent déjà mais pour les seules belles personnes parfumées de la « Première classe », celles qui n’en ont pas besoin car elles n’ont pas à faire la queue à la police des airs et des frontières ni récupérer elles-mêmes leurs bagages.
En tant qu’usagers, vous êtes avertis que nous n’envisageons pas de participer à des réunions, même si nous y sommes invités, qui porteraient sur les moyens d’améliorer l’accueil dans votre aéroport avec pour objectif de grimper dans le classement des aéroports les plus agréables du monde. Notre dignité ne s’en accommoderait pas.
Sir Alfred de Roissy
La bonne idée serait d’inviter un expert de la subversion des aéroports à vos discussions. Le maître ignorant du dissensus le plus célèbre qui soit : Sir Alfred, de son vrai nom Karim Nasser Miran, un Iranien qui a réussi à prendre des douches et à regarder, sans avoir à quitter son siège, les passagers trimer dans les couloirs. Il est resté 11 ans dans la zone internationale de l’aérogare 1 de Roissy, assis sur des cartons remplis de l’histoire de sa vie.
Je sais que ce fut votre cauchemar. Il a fini par gagner 300 000 dollars. Son histoire a été payée par plus fort que vous, un cinéaste états-unien qui en a fait un film pour en faire de l’argent et un bon exemple. Il l’a transformé en un être capable à nouveau de reprendre le mouvement perpétuel des fourmis des aéroports. Ce roi du dissensus, ce fatigueur inlassable du doute, a été rétribué pour n’avoir pas été d’accord avec votre espace aéroportuaire. Il a posé un acte de liberté que les journaux ont habillé en acte de folie qui s’est transformé en acte de résistance célébré par le marketing. Sir Alfred, saisi par l’absurdité de la nature des gardiens de l’air et des frontières, est resté entre deux logiques, là où elles se côtoient : la logique de l’Etat qui n’en voulait pas ou dont il ne voulait plus et celle de l’impossibilité de le faire disparaître dans le taureau de Phalaris en le transformant en une douce musique.
Il a sédimenté, pris racine, sollicité l’économie du don, s’est fait des relations dans le béton. Il avait son médecin, ses fournisseurs de pizzas, un vrai secrétariat à la pharmacie du coin où il a négocié au téléphone avec le réalisateur du film. Il avait même dit-on repris des études par correspondance pour le cas où il en sortirait. Son départ fut un poids de moins pour vous mais aussi et surtout une formidable publicité vantant finalement l’humanité de votre aéroport. Je suis certain que votre titre à la bourse a dû s’en ressentir. Voilà une leçon que vous ne devriez pas oublier : faire de la sociabilité minimum dans votre espace marchand pour peu qu’on y reste un certain temps est rentable !
Et voici notre prière…
Donnez des douches accessibles aussi à ceux qui ne voyagent pas en première classe, des espaces de relaxation, des salons avec tapis et canapés confortables, des logos amusants, de la musique rock que nous aimons, des couleurs roses ou mauves, du vert pomme aussi, des femmes de la police aux chevets lâchés, aux yeux rieurs et pétillants, au sourire mystérieux, aux lèvres carminées.
Soyez encore un peu humain. Laissez-nous flâner et rêvez dans vos espaces. Ne nous obligez pas à crier : « Nous sommes tous des Sir Alfred! ». Respectez les esprits des lieux comme les djudju nigérians ou les nakta cambodgiens que Sir Alfred a dû attirer car vous ignorez s’ils ne sont pas à l’origine de la réputation de plus mauvais aéroport du monde que vous avez aux Etats-Unis d’Amérique ?
Erigez une statue à Sir Alfred pour les apaiser. Il y a bien une statue de Giordano Bruno tout près du palais de la Chancellerie du Vatican. Ainsi nous pourrions nous recueillir devant celui qui a payé pour nous tous. Vous ne voudriez pas que le mouvement démocratique « Pour un aéroport humain, trop humain » voie le jour et déclenche une insurrection aéroportuaire? Il pourrait demander le retour de l’aéroport au secteur public et l’annulation du décret de 2005 qui l’a transformé en société anonyme. Vous n’aimeriez pas que les départs se mélangent aux arrivés, que votre cauchemar reprenne à grande échelle dans votre monde où la nécessité du déplacement fait route avec le profit privatisé, la certitude d’un avenir sédentaire avec la cruauté de vos diktats, la fatalité de l’avenir que vous avez décidé pour nous avec le pouvoir que vous vous arrogez sur nos corps et la direction de nos pas ? Ya basta ! Quittez vos écrans de contrôle ! N’êtes-vous pas fatigués d’observer le défilé de tous ces zombis narcissiques perclus de pathologies attrapées dans vos espaces réifiés vides et sans amour ? Crosse en l’air ! Désertez tant qu’il est encore temps !
[1] La production de l'espace Paris, Anthropos, 1974