En décembre, à Abuja le vent se lève en début de soirée. Il transporte une poussière rouge très fine qui s’infiltre partout. C’est l’harmattan. Venu du Sahara, il déboule en rafales vers le sud du plateau et après être monté sur les anticyclones, lâche sa charge de poussière. Plus qu’un phénomène aérologique, c’est surtout une ambiance désagréable qui entoure une ville déjà peu gracieuse. Il peut même y faire presque froid, le soir. Les yeux piquent, les narines sont encombrées. La sécheresse rend nerveux. Le ciel bouché de couleur rouge foncé ne laisse pas passer le soleil. Il arrive tout juste à produire un pâle halo. Ce soir-là les hôtels de luxe étaient fermés, la police plus vigilante qu’à l’ordinaire. Le sommet du Commonwealth était réuni pour quatre jours dans la capitale fédérale du Nigeria pour la première fois. Les dirigeants y parlèrent de stabilisation de la démocratie, de développement et de bonne gouvernance. Nous étions le 3 décembre 2003.
Il était trois heures de l’après-midi. Près de la Federal House, siège du gouvernement, les voitures toutes sirènes dehors passèrent à vive allure. Les plaques des voitures officielles sont toujours masquées d'un crêpe noir. Les 504 Peugeot étaient remplies de Mopols (Police militaire) vêtus de noir, armés de gros fusils qui dépassaient des fenêtres ouvertes. Mon amie qui avait la langue bien pendue s’exclama « Tiens voilà nos voleurs qui vont travailler ! ». Elle avait dit cela, sans crainte, presque naturellement. Il est vrai qu’il y avait déjà bien longtemps que Fela Kuti avait chanté la corruption de la démo Crazy, démo Crazy… et que tout le monde savait. Le peuple sait toujours mieux et bien avant les experts. Saint-Just au comité de salut public le 10 octobre 1793 : « Le peuple se trompe mais il se trompe moins que les hommes ».
La reine Elisabeth II d’Angleterre, souveraine du Royaume-Uni et du Commonwealth, accompagnée du Duc d’Edimbourg, son mari, arriva vers 18 heures. Ils furent reçus à l’aéroport Nnamdi Azikiwe International lors une courte cérémonie faite de danses et de cadeaux. Elle était habillée d’un chapeau jaune citron et d’une robe couleur crème. Le lendemain, elle se soumit au protocole de bonne grâce accompagnée du président Olesegun Obasanjo, un général à la retraite. Elle était en rose, chapeau uni avec un plumet et robe imprimé avec des gants et un sac blancs. C’était sa première visite au Nigeria en 47 ans de règne.
Elle inaugura un jardin public, le Millenium Park, dessiné par un Italien qui fit de la géométrie en mêlant triangles et polygones et chemins rectilignes pavés de travertins importé de Rome. Le tout est dominé par un inselberg sacré appelé Aso Rock. Durant la cérémonie, on planta un arbre du voyageur. La reine était accompagnée du premier ministre Tony Blair qui souriait beaucoup et du président Obasanjo. Elle exprima soudainement le souhait de rencontrer ses sujets.
Le problème est qu’à Abuja, le peuple n’existe pas. La capitale fédérale est une ville neuve faite d'autoroutes entourées de bâtiments officiels ou d'hôtels quatre étoiles. Quand le peuple a pu s’immiscer dans les interstices profitant de la période de construction de la ville pour dresser ses cabanes de bois, il a été délogé par la force et s’est établi à plus de 40 kilomètres du centre. Un village tout neuf avait été bâti cependant au centre ville près de l’hôtel Sheraton. Une vraie providence fournie par la BBC qui envisageait d’y tourner une série télévisée dans un décor en carton-pâte monté rapidement sur un terrain vague. Qu’à cela ne tienne, il servira de décor à la rencontre de la reine et du peuple. On engagea des acteurs qui firent les villageois et la Reine put serrer des mains propres et féliciter des gens très polis qui répondaient dans un bon anglais. La BBC fit de belles images, les fanfares de belles musiques, les petites filles, vêtues de blanc, les bras chargés de fleurs, de belles révérences devant la reine. Les acteurs nigérians purent enfin gagner un peu d’argent. Ce fut une belle journée. L’harmattan, ce jour-là, se calma providentiellement. Il reprit le lendemain et jusqu’en mars, s’évertua à balayer la pédiplaine d’Abuja aussi sûrement qu’il a dû emporter les feuillets du rapport final de ce sommet du Commonwealth qui, comme prévu et comme les précédents, appela à des réformes pour plus de démocratie, moins de corruption et de violence et plus de transparence.