Dans mon précédent billet, j’ai tenté d’expliquer à quelles conditions il est possible qu’un président sortant bien que vilipendé par la majorité de ses électeurs pour avoir fait une politique contraire à celle pour laquelle il avait été élu, pouvait remporter tactiquement sa seconde élection dans la France modelée par la Ve République dont la nature plébiscitaire a été renforcée par les primaires.
Je pense que cette construction purement tactique presque désincarnée ne fonctionnera pas car la politique est constituée par plus que des petites manœuvres.
La primaire permet au scrutin de n’avoir qu’un tour qui compte puisqu’on sait déjà que le Pen sera au 2e tour. Le premier tour est essentiel dans cette configuration, le second est un plébiscite gagné d’avance : c’est moi ou le chaos (c'est-à-dire Le Pen). Ce fut un trait constant de la politique dans la Ve République, celle du « lesser evilism » (du moindre mal) des états-uniens, de Clinton contre Trump.
La particularité de l’homme est de faire société tout en se fabricant lui-même comme être social. Il trempe et retrempe ses convictions dans les relations sociales qu’il noue dans des cercles différents de sociabilité. Le champ politique n’est pas un échiquier rigide avec des cases et des pions qu’on pousse dans une direction calculée pour un effet certain. Les pentes sont plus fortes, les ressauts aussi qui poussent aux accidents en plus grand nombre.
Les ressources rurales de 3 à 400 000 manifestants qu’avait réussi à mobiliser la droite gaulliste plébiscitaire dans la manifestation du 30 mai 1968, réplique de celle de la gauche du 13 mai, n’existent plus. Les « appareils idéologiques d’Etat » (églises, école, armée selon Althusser) sont de moins en moins structurants tout comme les partis politiques. La sociabilité s’exprime dans des cercles plus étroits comme les clubs de sport, les amis, la famille parfois encore le quartier avec son café, ses quelques commerces et même parfois l’école.
On objectera que les mass media comblent le vide de l’atomisation par l’infoganda (propagande de l’information) qu’ils diffusent en continu. Mais s’ils prétendent vider la tête des gens pour la remplir de désirs d’achat, ils ne décrivent pas le processus de formation de l’opinion. Il faut une certaine acceptabilité dans les cercles de sociabilité pour que l’opinion d’un seul devienne une opinion partagée, souvent même transformée. Cette sorte d’étalonnage perdure d’autant plus que les conditions premières de surgissement ont été fortement marquées par des évènements émotionnellement forts relatés par les artistes et les historiens, ce fut le cas au XIXe siècle en France, marqué par un fort mouvement d’émancipation à la suite de la révolution française et les révolutions de 1830, 1848 et 1871. Et ce furent 1936, 1945 et 1968 au XXe siècle, autant de moments où la "domination générale" a, par faiblesse subite, laisser advenir l'émancipation.
Depuis trente ans, notre société a subi des mutations géographiques, sociales, politiques, culturelles et économiques majeures que sont l’urbanisation généralisée et la fin ou presque des paysans devenus essentiellement des producteurs de valeur marchande, la paupérisation des groupes aux ressources moyennes, la polarisation de l’initiative politique et économique dans un groupe restreint aux comportements oligarchiques, la précarisation croissante des ouvriers et employés et l’ouverture plus grande aux autres cultures et sociétés du monde tout comme une augmentation importante du niveau moyen de scolarisation. Il est devenu plus difficile de "faire société".
La « fracture sociale », expression utilisée par Chirac pour indiquer la séparation des classes populaires d’avec les autres, s’est déplacée et individualise désormais une catégorie de «dirigeants, de gagnants, de happy fews » qui se reproduisent entre eux, un groupe au comportement oligarchique qui s'est durci en s’opposant à tous les autres. La période Hollande vient de démontrer à tous que c’est dans ce groupe qu’il se reconnaît, que c’est ce groupe qu’il sert, prétendant de pas pouvoir mettre en œuvre les réformes promises lors de son élection. Le peuple et la classe moyenne appauvrie pensaient avoir un représentant. Ils n’en ont plus mais ils ont les moyens de s’en rendre compte comme le montre le mouvement contre la loi qui abaisse le prix du travail et donne aux oligarques plus encore de pouvoir même s'il est devenu plus difficile d'organiser une réplique forte.
Alors que François Hollande prépare un 21 avril à l’envers, pensant être celui qui restera seul face à Le Pen et non le candidat de la droite au second tour des élections de 2017, il se pourrait qu’il y ait un 21 avril, effectivement, mais à l’endroit.

Alors attendons-nous à vivre d’ici le premier tour des élections, une période « d’insécurité » grandissante qui nourrira la peur avec peut-être une affaire Voise (un vieillard battu par des jeunes délinquants, coupables jamais retrouvés d’ailleurs) comme Jacques Chirac eut la « chance » d'en avoir une en 2002 juste avant le premier tour de la présidentielle avec un emballement médiatique et l’émotion qui va avec.