Dans un journal en anglais de Phnom Penh[1], j’appris que le Premier ministre annonçait qu’il allait réfléchir à une loi pour interdire les insultes en politique car il avait été traité par l’opposition « d’aveugle d’un seul œil », « de traître étant un khmer de corps mais un Vietnamien d’esprit ». L’opposition lui répliqua que lui aussi avait utilisé des « noms d’oiseaux » (sic) à leur encontre comme « criminel », « sans cervelle », « chien » et surtout « chat » !
Être un chat
Il est rare de voir des chats dans les rues de Phnom Penh. Mais on voit des chiens de plus en plus souvent promenés en laisse par leurs maîtres pour les plus riches ou libres de tout licol pour les autres. Les chiens khmers, petits et vifs ont un aspect solide et ramassé. Les chats sont squelettiques souvent sans queue. Ils vivent dans les monastères ou aux alentours. La société de protection des animaux a fait de Waz, un adorable chaton borgne, probablement maltraité, l’argument de sa campagne d’adoption.
Pourtant de l’avis de tous, les chats sont utiles pour chasser les souris qui mangent le paddy des fermes, les rouleaux de feuilles de riz qui portent les textes bouddhistes conservés dans les monastères ou les câbles des automobiles me conta un médecin cambodgien collectionneur qui se plaignait d’avoir dû faire refaire tout le câblage de sa 4L Renault et m’assurant que plus d’un accident de la route était dû à l’appétit des souris pour le plastique. Traditionnellement, lors de l’emménagement dans une maison, la maîtresse de maison, après avoir demandé si la maison est habitée, passe la porte la première avec une chatte dans les bras au pelage d’une certaine couleur après que l’achar (prêtre animiste) lui ait dit de l’intérieur : « qui est là ? » et qu’on lui ait répondu : « ce sont les dieux chargés de richesses qui demandent à s’installer »[2]. Ce serait un hommage rendu à l’anak tah, le génie de la terre avec lequel il vaut mieux être en bons termes. La présence de la chatte signalerait la volonté d’harmonie et de paix dans l’espace de féminité que constitue toujours la maison au Cambodge.
Alors pourquoi traiter quelqu’un de chat pour l’insulter ? Peut-être est-ce dû au fait qu’avec le serpent, le chat parmi tous les autres animaux, serait resté indifférent à la mort de Bouddha ? Pourtant même si le chat est considéré au Japon comme un être malfaisant, un animal de mauvaise augure capable de tuer des femmes et de revêtir leur apparence, il y prospéra tout comme à la cour des Rois du Siam depuis que les Perses, leurs conseillers, les introduisirent jusqu’à devenir un type de chat, le siamois, recherché par les demoiselles anglaises à l’époque de la reine Victoria.
Jean-Philippe Groslier[3] a relevé une inscription datant de 611 de notre ère au Vat Chrôy d’Angkor Borei sur laquelle figure une liste de dons faits au dieu local par le seigneur Antar. Dans cette liste figurent des danseuses apsaras et des esclaves. Tandis que les Apsaras portent des noms comme « Adorable », « Favorable à l’amour » et même « Jasmin printanier », les esclaves ont des noms méprisants comme « chien puant » et « chat ».
On m’a assuré qu’on ne mange pas les chats au Cambodge par compassion bouddhiste à l’inverse de ce qui se fait en Chine et au Vietnam où l'on rafle clandestinement les animaux des rues ou on en fait l'élevage dans les arrière-cours. C'est au début des mois lunaires, les fins d’après-midi à Ho Chi Min ville, coupés en morceaux et passés au barbecue qu'on les déguste avec une bière bien fraîche. A Shanghaï en 2013, un vaste trafic de viande avariée fut mis au jour après l’arrestation de 900 personnes qui commercialisaient des brochettes de mouton faites avec de la viande de rat, de renard et de chat. Ne vous offusquez pas trop car le chat constituait un met de choix encore dans les années cinquante du siècle dernier dans l’Est de la France.
A Noël, une vingtaine de familles, autour de Belfort, servaient les seuls mâles adultes, les femelles étant réputées impropres à la consommation, en prenant soin de ne pas présenter les côtes car elles sont d’un aspect différent de celles du lapin, selon l'historien Pastoureau dans l’émission de France culture, « Concordance des temps » du 21 décembre 2013.
Chat des villes ou chat des champs
A la campagne, le chat est associé à la sécheresse, un vrai fléau au Cambodge, la matière du chaos primordial non encore fécondée par les eaux supérieures. C’est pourquoi traditionnellement le chat est mis en cage et transporté de village en village au cours d’une procession où on le charge de faire pleuvoir. On l’arrose d’eau pour que ses cris perçants émeuvent le dieu Indra qui dispense la pluie. J’ai vu sur le quai Sisovath une cartomancienne qui avait disposé des cartes sur un kramah et avait attaché le licol d’un chaton à une pierre. Le chat serait donc surtout un animal aux pouvoirs suffisamment exceptionnels pour devenir un argument de publicité pour des cartomanciennes nomades.
Les femelles au pelage de trois couleurs sont très prisées au Palais du Roi. Les chats sont présents lors des cérémonies de couronnement des rois car ils porteraient chance. Ce fut le cas à celle du roi actuel Norodom Sihamoni en 2004.[4] En Chine, dès son apparition vers l’an 1000 avant notre ère, le chat était considéré comme un porte-bonheur. L’empereur Ichigo de Corée en offrit un à son homologue japonais ce fut le premier chat du pays du soleil levant. En Egypte où il fut domestiqué, 20 siècles avant notre ère, le chat était l’incarnation de la déesse fécondité, momifiés ils étaient enterrés dans des cimetières spéciaux. Tuer un chat valait la peine capitale.[5] Il fut diabolisé au Moyen-Âge car associé à la sorcellerie et massivement éliminé ce qui favorisa les épidémies de peste. C’est l’origine du chat noir. Ce n’est que vers 1790 qu’il revient en grâce au moment où les épidémies de peste disparurent. Bernard Werber rapporte qu’en « 1924 en Pennsylvanie, un chien labrador mâle du nom de Pep fut condamné à la prison à vie pour avoir tué le chat du gouverneur. Il fut écroué sous matricule dans un pénitencier où il mourut de vieillesse 6 ans plus tard. »
Le chat a d’abord été un animal de cour et d’intérieur tandis que le chien était un animal du peuple et des espaces. Le premier lové sur les coussins, symboliserait l’indépendance et le dédain et même la féminité, autant d’attitudes peu prisées par le second plutôt décidé, combatif, fidèle et cabotin à ses heures. Pourtant, il semblerait que de plus en plus de Cambodgiens en prennent soin les abritant chez eux selon un vétérinaire français établi à Phnom Penh.[6] Son destin chez les hommes serait-il en train de changer au Cambodge ou continue-t-il à être considéré selon ses deux natures en fonction de la personne qui l’observe ?Il peut être un chat noir errant dans les rues, pauvre prolétaire pouvant finir en brochettes, ou un chat des cours princières, angora, persan ou siamois mourant d’être trop nourri ? Chat des villes ou chat des champs ? Prince ou trimardeur ? Le Premier ministre aurait-il pu traiter l'opposition comme on traite un prince?
[1] Phnom Penh Post 15 janvier 2013
[2] dans « Parlez cambodgien, comprendre le Cambodge »
[3] Mélanges sur l’archéologie du Cambodge » 1997 Presse de l’EFEO
[4] ibidem Phnom Penh Post 11 avril 2014
[5] Bernard Werber « Nouvelle encyclopédie du savoir relatif et absolu »
[6] Phnom Penh Post 11 avril 2014