Le temps n’est pas élastique. Voilà que le 1er tour de l’élection présidentielle est passé. Ce fut bref. On a montré ses cartes, on est allé s’isoler derrière le rideau, on a éliminé les carrés de papier de Sarkoy et Le Pen en prenant garde de ne pas se tromper. On a vérifié à l’intérieur de l’enveloppe avant de rabattre le rebord que c’était bien le bon bulletin. On a même, après l’avoir à moitié déchiré, jeté le bulletin Le Pen dans la corbeille. On est sorti de la salle de classe en croisant des voisins en casquette avec enfants sur les bras. On a dit ni merci ni au revoir. Ce fut une brève expérience moins riche en sensations que celle d’aller acheter son pain.
Puis on a profité de sa journée, tranquillement. Cela s’est gâté sur le coup de 20 heures quand les choses sérieuses ont commencé. A la télé, on a parlé beaucoup et fort. Les experts ont offert leurs analyses au peuple qui n’en revenait pas de s’être exprimé ainsi qu’ils le disaient. Personne ne s'y est reconnu vraiment. Le Front de gauche avait perdu, l’extrême droite avait gagné, Hollande allait devenir président. Le front de taureau avait terrassé le front du cœur.
J’ai voté en cinq minutes sans dire un mot. Ils en ont parlé pendant des heures et vont en écrire pendant des semaines. Il est vrai que nous avons été des millions. Peut-être que cela mérite des millions de commentaires ? Mais ils n’ont pas parlé des « invisibles » que nous sommes. Et pour cause.
Anéanti par la malédiction de la « soirée électorale » et la déferlante des experts en sondages, des analystes électoraux, des sociologues politiques, des stratèges bardés de chiffres et de certitudes, j’ai zappé méchamment à m’en faire mal aux doigts.
J’ai atterri sur une autre chaîne. Le calme d’un reportage sur le bocage du Morvan et ses animaux , la voix douce du commentaire. Autre rythme, autre monde ?
« Les animaux prédateurs chassent tandis que les herbivores s’enfuient.».
« En une année, une seule renarde peut éliminer plusieurs milliers de rongeurs ».
« La buse a une arme secrète, elle perçoit les ultraviolets de l’urine des rongeurs, elle n’a plus qu’à guetter leur passage ».
La nature est bien faite. Il ne peut pas y avoir d’invisibles. Tiens, tiens la buse et la renarde…
Je me suis endormi. J’ai fait un cauchemar. J’avais de très grandes oreilles qui poussaient lors des campagnes électorales et une petite voix tellement fluette que personne ne l’entendait. Ceux qui hurlaient des ordres en brandissant des journaux avaient de grosses bouches et des petites oreilles. C’était une mêlée extraordinaire, des colonnes de votants couraient de toutes parts sans jamais se croiser dans un mouvement permanent en faisant du vent avec leur bouche. Un énorme oiseau nous guettait en tournoyant au-dessus de nos têtes. J’ai entendu une chanson de Fela Kuti qui disait « democrazy, democrazy. » Je me suis réveillé en sursaut. L’heure, déjà l’heure du lundi.
J’ai filé à la gare. Les trains croisaient les trains. Le peuple avait les traits tirés. Dans un journal, j’ai lu que Le Pen ne faisait même pas 20% mais 17,9% et que Sarkozy obtenait des scores de type soviétique dans le 7e arrondissement de Paris et à Neuilly avec 72,64 %. Normal. Cela m’a rassuré. Mais il y a plus : il a perdu 1,8 millions de voix au total par rapport à 2007. Dur, dur ! Durant la même période, la droite avec l’extrême droite (de Le Pen à Bayrou) a laissé en route 4,7 millions de votes ! A ne pas en croire ses oreilles ! Va falloir que la presse « hyperbole » à fond pour faire passer ça, demain.
Et puis que le total des voix de gauche, tous candidats confondus, est passé de 13,3 millions (36,4 %) à 15,7 millions (43,7 %). C’est le meilleur score de la gauche à une présidentielle depuis 1988. Le Front de l’amour a réuni presque 4 millions de voix, plus du ¼ des voix de gauche et les ¾ des voix gagnées par la gauche. Je me pince.
Mais il y a une ombre au tableau du côté des éloquents de la télé. Les lieutenants de François Hollande, futurs ministres socialistes se sont pris les pieds dans le tapis électoral. Aïe, aïe !
A Montbéliard chez Pierre Moscovici, le nombre de voix pour François Hollande est en baisse de 105 voix par rapport à Ségolène Royal au 1er tour de 2007. A Nantes, chez Jean-Marc Ayrault, François Hollande ne recueille que 78 voix de plus que Ségolène Royal. De même à Argenton-sur-Creuse, la ville de Michel Sapin, François Hollande n’en gagne que 67. A Evry, chez Manuel Valls le gain est encore plus riquiqui : 21 voix (8449 pour François Hollande, 8428 en 2007 pour Ségolène Royal). J’arrête là en bon républicain.
Comme disait mon grand-père qui élevait des mammifères : « c’est à la fin de la foire qu’on compte les bouses. »
Tiens, ça m’a remis la banane, moi !