
Le récit d’un film de propagande marchande pour une marque anglo-saxonne de rasoir s’ouvre sur un homme jeune qui se rend à un entretien d’embauche. Il a un costume, une cravate et un attaché-case comme les autres prétendants à l’emploi qui attendent, sagement assis dans l’antichambre, alignés contre le même mur, que la porte du bureau s’ouvre et qu’on les appelle. Face à eux, seul, notre homme les observe puis levant les yeux, examine la série de portraits des dirigeants apposés sur le mur derrière ses concurrents. Ils ont un point commun, ils sont chauves. Il se lève soudain mué par une impulsion irrépressible et se rend aux toilettes où il se rase le crâne avec le rasoir machin-marque qui a payé la réclame-au grand étonnement de ses concurrents. La porte s’ouvre.
Que croyez-vous qu’il arrivât ? Le recruteur, chauve lui aussi, appelle notre homme en premier. On devine qu’il a battu la concurrence par son audace car il s’est présenté comme celui que l’entreprise recherchait pour accomplir son dessein secret : faire une armée de chauves de ses employés, les seuls capables de sacrifier jusqu’au bout leurs cheveux ou être le premier à ressembler à ses futurs maîtres.
Notre homme vient de reconnaître, d’emblée, à l’institution à faire du profit qu’est l’entreprise, le droit de disposer de sa force en répondant à l’injonction de sacrifier ses cheveux.
Il ne s’agit plus comme auparavant d’exalter la virilité ou le désir de plaire aux femmes en se rasant de près comme le montrent les réclames des années 80 du siècle dernier, d’autant qu’on l’aura deviné, le poil se porte bien aujourd’hui. Voyez les candidats recalés à l’emploi sur la réclame du vendeur de rasoirs, la majorité d’entre eux ont une barbe courte. Ils ne se rasent pas suffisamment ni les joues ni la tête. L’insurrection du marchand : « Ils vont foutre notre business par terre ! Rasez-vous vous aurez du boulot ! Le scandale de l’homme poilu doit finir ! »
Ce film met en scène les hommes-choses obéissants et interchangeables puisque tous réduits à un amas de compétences selon la vision libérale. Ici fut embauché celui qui sut se conformer plus encore que les autres jusqu’à se mutiler, fautif d’avoir voulu échapper à son malheur, comme tous les autres chômeurs, mais en plus, le premier, à reconnaître sa faute, le premier à faire comme tout le monde.
La pratique de la politique du « tout pour l’entreprise » de nos solfériniens fait aussi, sans même le savoir peut-être, l’apologie de la violence du marché du travail qui a pour ambition de dominer l’expérience sensible des « corps » pour fabriquer des hommes « sans qualités », sans poils aussi, au « moi libéré » rempli par la « concurrence » de la survie du plus fort et donc capables de tout car « le vide est tout puissant puisqu’il peut tout contenir » selon Kazuko Okakura (« le livre du thé » 1906)[1].
Même si d’autres requis en images, comme dans la Silicon Valley, « plus modernes » comme le jeans-baskets, la barbe et le relâchement du vocabulaire sont valorisés comme marqueurs de la créativité décontractée, cela ne change rien à la situation, si tous sentent qu’ils doivent être semblables et participer au culte à la fois du chef de la secte des propriétaires lucratifs et être attachés aux chaînes désormais mondiales de la production du profit. Qu’importe le costume et la barbe ! On vendra des baumes pour une barbe en bonne santé et douce au toucher. La « publi-propagande » ne fait que de pousser les hommes au désir de possession de marchandises, elle veut aussi qu’ils soient aptes à accepter l’image d’aliénés que les marchands fabriquent. Les philosophes parlent de réification ou « chosification » comme processus de domination du corps de l’autre.
Pourtant les avertissements ne manquent pas contre ce projet quasi anthropologique. Deleuze dans Qu’est-ce que l’acte de création ? : « Méfiez-vous du rêve de l’autre parce que si vous êtes pris dans le rêve de l’autre, vous êtes foutu ! ». José Luis Borgès dans la nouvelle les ruines circulaires (Fictions) : « Avec soulagement, avec humiliation, avec terreur, il comprit que lui aussi était une apparence, qu’un autre était en train de le rêver. »
[1] Citation extraite de « Esthétiques du quotidien au Japon » dir. Jean-Marie Bouissou IFM/regard Paris