Jus primae noctis, droit de cuissage ou de culage, droit de prélibation, de marquette a-t-il jamais existé ? Droit mythique ou oppression réelle ? Fantasme ou viol des femmes de statut inférieur ? Ne serait-ce pas plutôt la prospérité dans le temps d’une telle assertion qui pose problème plus que sa réalité surtout si l’on prétend que ce fut un droit ?
Friedrich Nietzsche évoque le « droit de première noce » (jus primae noctis) comme une pratique courante au Cambodge à la fin du XIXè siècle.
« Toutes les bonnes choses ont été jadis des choses mauvaises ; de tout péché originel est sortie une vertu originelle. Le mariage par exemple a semblé être longtemps une offense au droit de la communauté; jadis on payait une amende pour avoir été si peu modeste [1]de s’approprier une femme (à cela se rattache par exemple le jus primae noctis, au Cambodge encore aujourd’hui privilège du prêtre, ce gardien des « bonnes-vieilles mœurs »)[2].
Or la mention de cette pratique n’apparaît nulle part dans la littérature pourtant abondante des observateurs coloniaux français du XIXè siècle sinon pour s’étonner que cela ait pu exister dans les époques anciennes. Mais d’où cela vient-il ?
On trouve un développement du jus primae noctis dans « Mémoire sur les coutumes du Cambodge » du voyageur Chinois Tchéou Ta-Kouan[3] qui a séjourné à Angkor d’avril 1296 à juillet 1297 sous le règne d’Indravarman III. Dans le paragraphe 8, intitulé « Les jeunes filles », traduit ainsi par Paul Pelliot en 1902, on peut lire ceci : Quand dans une famille il y a une fille, le père et la mère ne manquent pas d'émettre pour elle ce voeu : "Puisses-tu dans l'avenir devenir la femme de cent et de mille maris!" Entre sept et neuf ans pour les filles de maisons riches, et seulement à onze ans pour les très pauvres, on charge un prêtre bouddhiste, taoïste de les déflorer. C'est ce qu'on appelle le tchen-t'an.
Et plus loin :
J'ai entendu dire que, le moment venu, le prêtre entre dans l'appartement de la jeune fille; il la déflore avec la main et recueille ses prémices dans du vin. On dit aussi que le père et la mère, les parents et les voisins s'en marquent tous le front, ou encore qu'ils les goûtent. D'aucuns prétendent aussi que le prêtre s'unit réellement à la jeune fille; d'autres le nient. Comme on ne permet pas aux Chinois d'être témoins de ces choses, on ne peut savoir l'exacte vérité.
Paul Pelliot doutait de la véracité de cette pratique dans le Cambodge du XIIIè siècle car elle n’a laissé aucune trace dans le Cambodge contemporain où le rôle des moines et des prêtres animistes (achar) est quasi nul dans les cérémonies de mariage. Il ajoutait que, peut-être les Chinois exagéraient un peu à propos d’une cérémonie à laquelle ils ne pouvaient assister mais rien ne prouve qu’il n’y ait pas eu un fond de vérité.
Etienne Aymonier avait pourtant fait remarquer vingt ans auparavant que le voyageur Tchéou-Ta-Kouan, s’étant uniquement informé auprès des Chinois qui vivaient à Angkor au XIIIè siècle, aurait retranscrit une invention de ceux-ci à propos d’un rite mystérieux du temps de la nubilité tel que celui de « l’entrée dans l’ombre » (« tchol meulap » en khmer) auquel ils ne pouvaient assister.
« L’entrée dans l’ombre » est une cérémonie rituelle ésotérique d’entrée dans la vie d’adulte qui n’est plus beaucoup conservée dans la société khmère. La fillette, touchée par « les premiers rayons de soleil » c’est-à-dire dès l’apparition des premières menstrues commençaient une retraite dans l’ombre dans une pièce dédiée tendue de linges blancs qui pouvait durer jusqu’à 6 mois. Un religieux, moine bouddhiste ou religieux animiste traditionnel (achar), initiait la jeune fille aux principes de la religion et notamment au respect des dix moralités. En 1915, Adhémard Leclère décrivit longuement, sans faire référence au droit de jus primae noctis, dans le chapitre VI d’un ouvrage intitulé « Cambodge: fêtes civiles et religieuses » la cérémonie de « l’entrée dans l’ombre » (« tchaul-molop » selon sa transcription du khmer). Il avait manifestement assisté à celle-ci ainsi que celle qui la précédait appelée le « thvoeu-bon tchaul-molop ».
La pratique du jus primae noctis apparaît au Siam [4], au Laos [5] et aux Philippines où une coutume analogue de prélibation[6] sacerdotale a été relevée par Jean-Pierre Abel-Rémusat dans l’ouvrage de De Morga « The Philippine Islands » de 1609. Je laisse à d’autres qui pourraient avoir du temps à y consacrer le soin de vérifier ces assertions et peut-être d’établir qu’il s’agit bien d’une légende que les voyageurs chinois se seraient complu à reproduire comme pour le Cambodge, probablement pour justifier le rang de la Chine dans la hiérarchie des nations civilisées. La bonne fortune d’une telle invention serait à elle seule un sujet d’étude.
Nietzsche dans la phrase suivante: « jadis, on payait une amende pour avoir été si peu modeste de s’approprier une femme » évoque le « droit de marquette » décrit par Voltaire dans l’« Essai sur les mœurs et l’esprit des nations » (1756)[7] et dans l’article de l’Encyclopédie (entrée « prélibation »), entre autres publications, reprenant pour argent comptant la légende noire du Moyen-Âge en vogue depuis le XVIè siècle.
Le droit de cuissage aurait été un abus courant du temps des croisades en Ecosse, en Lombardie, en Allemagne et en France, abus dont le seigneur pouvait être exempté en payant la somme d’un demi-marc d’argent. C’est le « droit de marquette », bien utile quand le seigneur était un ecclésiastique.Pourtant on ne trouve nulle trace du droit de cuissage ni de marquette dans la littérature médiévale. Il existait un droit de formariage dû au seigneur comme une compensation financière du travail des serfs s’ils quittaient leur seigneurie de naissance pour s’établir dans une autre ou s’ils se mariaient avec une personne libre. Ce droit prévoyait la confiscation de tout ou partie des biens, selon la coutume de l’endroit, du serf ou de la serve. Il a été aboli au cours des deux siècles d’avant la révolution française de 1789-1799. Il s’agissait d’un droit seigneurial lié à la terre et non à la personne.
Voltaire aurait donc noirci un peu le tableau alimentant ainsi un peu plus la réputation d’une époque pleine « d'obscurantisme et de ténèbres » - qu'aurait heureusement dissipé la glorieuse ère des Lumières qui inventa le droit de la personne contre celui de la communauté- et se serait montré mauvais historien par indignation.
La notation de Nietzsche résulterait-elle d’une lecture un peu pressée d'un ouvrage de deuxième main citant le compte-rendu un peu forcé de Tchéou Ta-Kouan, de son emportement suscité par la haine des prêtres, de son souci d’exotisme, de son admiration pour Voltaire ou tout simplement d’une idée reçue qu’il ne pouvait pas vérifier ? Avait-il besoin de l’exemple de ce mythe « spectaculaire » pour démontrer que la norme du droit a, de tout temps, été changeante et imposée par la force, que les « sentiments bienveillants, conciliants, compatissants longtemps n’attirèrent que le mépris », que chaque avancée a « eu besoin d’innombrables martyrs »?
« Rien n’est plus chèrement acheté que le peu de raison humaine et de sentiment de liberté dont nous nous enorgueillissons aujourd’hui. » ajoutait-il. Ce ne sont certes pas les Cambodgiens d’aujourd’hui qui pourraient l’oublier.
[1]dans la version traduite par Henri Albert parue en 1900 on lit : « pour avoir eu l’imprudence»
[2] Nietzsche « La généalogie de la morale » Gallimard Folio essais, Paris, 1971, page 133
[3] retranscriptions de 周達觀 : Tchéou Ta-Kouane ou Zhou Daguan ou Chou Ta-kuan, ou Zhōu Dáguān selon Wikipedia
[4] La Loubère, « Description du Royaume du Siam », 1714
[5] Van Westhoff « Bulletin de la société de géographie », 1871
[6] Le jus praelibationis serait, selon le dictionnaire de Trévoux le droit que s’arrogeaient autrefois les seigneurs avec leurs vassales la première nuit de leurs noces.
[7] Au chapitre 52 … « Les usages les plus ridicules et les plus barbares étaient alors établis. Les seigneurs avaient imaginé le droit de cuissage, de markette, de prélibation ; c’était celui de coucher la première nuit avec les nouvelles mariées leurs vassales roturières. Des évêques, des abbés, eurent ce droit en qualité de hauts barons ; et quelques-uns se sont fait payer, au dernier siècle, par leurs sujets, la renonciation à ce droit étrange, qui s’étendit en Écosse, en Lombardie, en Allemagne, et dans les provinces de France. Voilà les mœurs qui régnaient dans le temps des croisades. »