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Billet de blog 23 avril 2023

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Hajin, défaite tactique, victoire stratégique ?

Avec quelques années de retard, voici une analyse sur la bataille d'Hajin (Syrie) qui opposa la Coalition aux troupes de l’État islamique en 2018. C'est une réponse à un article publié par le colonel Legrier qui avait alors fait couler beaucoup d'encre, mais dont les commentaires m'avaient paru passer à côté de l'enseignement majeur de cette bataille, exemple frappant de la stratégie américaine.

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L’article du colonel Legrier, publié dans la Revue Défense Nationale n°817 de février 2019 – et supprimé depuis sur demande du ministère – présentait une analyse de la bataille d’Hajin contre des forces de l’Etat islamique, bataille à laquelle il participa comme commandant de la task force Wagram, lui qui était alors chef de corps du 68e régiment d’artillerie. Legrier y présentait une critique de la stratégie américaine à laquelle participait activement l’armée française. Pour résumer brièvement l’article, Legrier s’étonnait de constater que pour vaincre la petite poche de 2 000 combattants de l’EI, la coalition menée par les États-Unis d’Amérique ait fait le choix de n’engager que des moyens d’artillerie et d’aviation, en soutien aux forces démocratiques syrienne, alliance arabo-kurde de troupes au sol conseillée par les forces spéciales américaines, conduisant à une offensive longue de cinq mois. Legrier en déplore le résultat : « Hajin a subi le même sort que Mossoul et Raqqa : une destruction quasi complète. ». Cette victoire finale d’un point de vue militaire, au prix d’une « destruction quasi complète » l’amena donc à poser cette question : Hajin est-elle une victoire tactique mais une défaite stratégique (lien vers l'article initial en bas de page) ?

Cet article a fait l’objet de nombreux commentaires dans les milieux militaires, que nous pourrions classer en deux catégories sans être en réalité très réducteur. La première, qui mérite peu d’intérêt, est celle des officiers ne souhaitant pas d’obstacle à leur carrière et évitant donc au mieux le sujet, ou se cachant derrière l’impératif de la réserve professionnelle. C’est aussi celle des « experts » en stratégie des chaînes de télévision les plus fidèles au gouvernement, à commencer par le général Pellistrandi, rédacteur en chef de la Revue de Défense Nationale, ayant indiqué « avoir manqué de discernement » en acceptant la publication de cet article. La seconde, plus intéressante à étudier, est celle de la majeure partie des anciens officiers ayant quitté l’armée et pouvant donc s’exprimer plus librement, et d’autre part, celle, plus discrète mais bien réelle, d’une très large part des officiers en activité. L’accueil réservé à cet article a été fort élogieux, y voyant une critique de la volonté politique qui n’assumerait plus la guerre et qui refuserait donc d’engager les moyens nécessaires à une victoire, avec des troupes au sol et donc des pertes - ce que cet article est effectivement. J’appellerai ça la critique réactionnaire ou conservatrice, reprise avec enthousiasme par les tenants d’une certaine théorie du déclin, appelant de ses vœux à un sursaut de l’Occident. Il me semble pour ma part que l’article comme ses commentaires sont passés à côté de l’enseignement majeur que l’on pouvait retirer de la façon dont cette bataille – comme d’autres – a été menée, or, cet enseignement permettrait de comprendre bien d’avantage la politique américaine et comprendre en quoi ces échecs – ou ces relatives victoires – sont en fait une nouvelle forme de victoire qu’il serait bienvenu de débusquer.

La première et la plus centrale des questions qu’un stratège doit se poser, est la question suivante : quel est l’objectif à atteindre ? De ce point de vue, Legrier tente d’esquisser la question mais s’arrête net. Selon lui, la Coalition est par exemple un « outil militaire sans réelle pensée politique ». Il tente donc, trop rapidement, de définir son objectif stratégique comme étant « celui d’empêcher Daech de se reconstituer d’une part et de préserver l’avenir de la moyenne vallée de l’Euphrate en évitant des destructions inutiles d’autre part. ». Cette façon d’aborder la stratégie semble le résultat d’une part, de la réserve imposée en France aux militaires de toute critique sur les ordres émanant du politique, et d’autre part, de la formation des officiers supérieurs dans ce domaine. Pour les novices en stratégie, nous pourrions dire brièvement que deux grandes pensées sont généralement présentées comme dominantes, chaque nouveau penseur tentant d’en faire une relative synthèse : la pensée stratégique asiatique découlant des préceptes de Sun Tzu et la pensée stratégique occidentale dont la figure de proue est Clausewitz. La première pourrait être illustrée par le jeu de go, jeu chinois millénaire se jouant à deux et consistant à ajouter à chaque tour une pierre sur un plateau pour construire des « territoires » et capturer des « prisonniers ». Elle se caractérise par l’acceptation de la présence de l’adversaire et la recherche de la consolidation de ses propres positions. La deuxième pourrait être illustrée par le jeu d’échec, jeu dans lequel s’affrontent deux ensembles de pièces et dont le but est la capture du roi ennemi, les différentes pièces permettant de détruire celles des autres. Ainsi, si la tradition stratégique asiatique cherche à redéfinir un équilibre des forces favorable à son équipe, mais acceptant la présence de l’autre, la pensée stratégique occidentale cherche la destruction des chefs ennemis, à travers notamment la « guerre totale ». Clausewitz écrit par exemple « Il n’existe qu’un seul moyen [pour faire la guerre] : le combat. […] Aussi la destruction des forces armées de l’ennemi est toujours le moyen d’atteindre le but de l’engagement. » (De la guerre, Livre I, chapitre 2). Sun Tzu de son côté écrit « Le mieux, à la guerre, consiste à attaquer les plans de l’ennemi ; ensuite ses alliances ; ensuite ses troupes ; en dernier ses villes. » (L’art de la guerre, chapitre 3), et l’Art de la guerre regorge de conseils pour éviter les affrontements et les destructions. Ces deux « écoles » présentées ici de manières très schématiques et ne permettant évidemment pas de résumer l’histoire de la pensée stratégique mais d'en donner les deux tendances majeures observées.

Ayant certainement été à la bonne école de la stratégie, Legrier, comme la majorité de ses commentateurs, s’étonne donc légitimement de la stratégie adoptée par la Coalition à Hajin. L’objectif énoncé par Legrier témoigne d’une grande proximité avec Sun Tzu. L’objectif est selon lui la préservation du territoire, de ses habitants, de ses infrastructures, bref, de ses richesses et d’ôter à l’ennemi, Daesh, la possibilité de se redévelopper ou du moins de se reconstituer comme force. Gagner un territoire détruit n’apporte rien au vainqueur sinon un risque majeur, car il faudra payer cher pour reconstruire, sous peine de voir ressurgir ses anciens adversaires, soutenus par les habitants qui regretteront la situation passée. « Mais un royaume qui est détruit ne retrouvera jamais son état d’origine ; pas plus qu’un mort peut ressusciter. » écrit Sun Tzu au chapitre 12 verset 21. Legrier regrette également, mais c’est finalement la même critique, que cette bataille ait duré si longtemps pour un ennemi si petit : il aura fallu cinq mois à la coalition militaire la plus puissante du monde pour venir à bout de deux mille combattants principalement étrangers – donc ne connaissant pas particulièrement le terrain – à l’équipement militaire et à la formation rudimentaire. Or, comme l’écrit Sun Tzu, « en aucun cas une guerre prolongée ne profite à un pays ».

Ce sont ces arguments qui ont fait mouche chez les officiers et chez les commentateurs de Legrier, car depuis déjà de nombreuses années, et particulièrement depuis la guerre menée par les États-Unis d’Amérique en Irak, l’armée française se plait à croire qu’elle s’inscrit dans la construction d’une paix durable, plus respectueuse des populations locales et des territoires, pour montrer sa différence avec une armée américaine réputée pour son mépris profond de ses ennemis et des peuples qui les abritent. Les dernières opérations, menées sous l’égide des USA, auraient dû éveiller des doutes. La guerre en Lybie, celle en Syrie et en Irak, celle en Afghanistan, ont montré leur résultat : la déstabilisation majeure de ces territoires pour plusieurs décennies, la destruction des infrastructures civiles et militaires, et la montée en puissance de groupes politiques particulièrement répressifs. Tout stratège intègre ne peut que déplorer la guerre en Lybie, comme la bataille d’Hajin et toutes les autres. La question de Legrier est de ce point de vue légitime.

Or, l’étonnement de Legrier et de ses commentateurs étonne. Est-il sincèrement crédible de considérer que toutes les guerres de la première puissance militaire, politique et économique du monde n’aient été qu’une suite de victoires tactiques mais de défaites stratégiques ? Si tel était le cas, comment serait-elle encore aujourd’hui la première puissance militaire, politique et économique du monde ? La recherche stratégique française semble empêchée de se développer justement car elle doit inventer elle-même les objectifs politiques qu’elle suppose devoir atteindre pour correspondre à ses valeurs. Elle se refuse à penser la politique, ou la politique lui refuse de la penser. Cela permet certes de maintenir un semblant de moral des troupes qui croient ou qui font mine de croire se battre pour des objectifs acceptables comme pacifier une région, combattre les ennemis de la France, le terrorisme. Cela conduit en revanche inévitablement à passer à côté de la première partie de cette double question qui est le cœur de la stratégie : quel est l’objectif à atteindre, et comment y parvenir ? C’est ce point qui semble crucial.

Lorsque Sun Tzu, Machiavel ou même Clausewitz parlent de la guerre, ils l’abordent comme le moyen pour un prince de consolider sa puissance, de conquérir de nouveaux territoires pour prélever de nouveaux impôts. Il leur parait alors totalement absurde de ruiner son propre royaume pour une guerre ou encore de détruire le territoire objet de convoitise, car cela risque à l’inverse de fragiliser la puissance du prince, de provoquer des révoltes et ne permettra même pas de prélever de nouveaux impôts car la terre sera ruinée. Or, si ce modèle de lecture a pu s’appliquer longtemps et s’applique encore aujourd’hui à de nombreux pays, à commencer par la Russie de Poutine (expliquant tous les commentaires faits sur la guerre en Ukraine, prévoyant un affaiblissement de ce prince par une guerre longue, coûteuse en finance et en popularité), cette clé de lecture n’est pas adaptée aux USA. Car quel est le « prince » américain ? Bush, Obama ? Trump ? Biden ? Les présidents américains lancent des guerres mais généralement, il passe un, deux ou trois changements de présidence et même de camp entre l’entrée en guerre et la sortie. Pourtant, la manière d’appréhender la guerre semble relativement identique. De quoi l’armée américaine est-elle le bras armé ? Pour tenter d’esquisser une réponse, voyons les effets de la stratégie américaine.

Pour trouver une réponse, il parait intéressant de voir les effets de cette bataille (et des autres), et de voir en quoi cela peut être une victoire. Le premier résultat est la destruction des communautés locales comme communautés attachées à leurs territoires. La guerre longue, la destruction des infrastructures, des cultures agricoles, des activités artisanales, la mort de nombre de membres conduisent immanquablement à la déliquescence d'un tissu social souvent séculaire. Cela conduit également de nombreuses personnes sur les routes, contraintes de fuir les zones de combat, les zones détruites. Cet effet vu par Sun Tzu, le colonel Legrier et toute personne saine d'esprit comme un échec a cependant une conséquence qui n'est pas sans rappeler le mouvement des enclosures en Angleterre au XIXe siècle : isoler les individus, transformer des sociétés traditionnelles en une société industrielle. N'oublions pas que les États-Unis d’Amérique sont la figure de proue de la société industrielle, dont la structure est celle du marché. Or, un des axiomes majeur du marché est l'atomicité. Le marché a besoin d’individus atomisés, isolés, ayant besoin de consommer des marchandises pour survivre et prêts pour cela à vendre leur force de travail. Or, dans cette optique, ce que l'on analyse généralement comme un échec s'avère un grand succès. Une ville ou une province détruite sur plusieurs mois fait d’abord fuir une partie importante des personnes qui se retrouvent sur les routes, puis dans d’autres lieux, obligés de trouver des moyens pour subvenir aux besoins de leurs familles. Ces personnes, souvent installées dans ces lieux depuis des générations, avec un réseau de connaissances fortement établies permettant de s’entraider, se retrouvent davantage isolées. Elles sont obligées de se tourner vers des formes modernes de consommation, n’ayant plus les ressources, les terres, pour les satisfaire. Or, face à ce besoin, le seul moyen « honnête » de le combler (en excluant donc le brigandage), est de vendre sa force de travail contre de la monnaie, élément nécessaire du marché. Le résultat d’une démolition est donc la création d’un territoire beaucoup plus propice au développement du marché, sans compter les besoins en reconstruction qui sont une opportunité évidente pour des entreprises qui auront en plus une main-d’œuvre disponible à bas prix. C’est le mécanisme de l’industrialisation qui a eu lieu en Europe, au EUA et partout où le marché s’est développé : la destruction des moyens de production traditionnels, des lieux de vie et de socialisation, la destruction des liens sociaux par des déplacements de population, créant des armées d'individus ayant besoin de subvenir rapidement à leurs besoins et à ceux de leurs familles, ayant durablement perdu le lien séculaire à leur terre et à leur communauté, prêts pour cela à vendre leur force de travail en devenant des ouvriers modernes de l’industrie. La misère inhérente à ce modèle reposant sur une destructions des liens sociaux fondamentaux accroit en plus la recherche de produits d’évasion de mauvaise qualité que propose le marché (les sodas, la nourriture de mauvaise qualité mais suffisamment grasses et sucrées pour provoquer une satisfaction de très court terme, les drogues, bref, des marchandises).

Le deuxième résultat est l'opportunité offerte de déplacer de l'argent public vers l'industrie de guerre, industrie ô combien essentielle au capitalisme américain. Les sommes gigantesques dépensées dans ces guerres technologiques coûteuses permettent de soutenir un capitalisme fragile, de créer de la dette pour financer tout cela et donc de lier un peu plus l'Etat aux impératifs du marché. En cela, cet effet que l'on pourrait également, comme Sun Tzu, considérer comme un échec stratégique total, peut aussi être vu comme une réussite stratégique si l'on oublie pas ce que sont les États-Unis d'Amérique.

L’idée derrière cette analyse bien trop lapidaire, j’en conviens, est de proposer une nouvelle lecture de la stratégie américaine qui permet de voir ses échecs tactiques comme une nouvelle forme de victoires stratégiques. Plus besoin de savoir conduire des opérations militaires, il suffit d’avoir une puissance de frappe suffisante, une dose de munitions importante, et des alliés silencieux sur vos méthodes pour gagner une guerre sur le long terme. Car l’objectif derrière est que les territoires et les peuples détruits s’inscrivent malgré eux peu à peu dans le marché qui est lui dominé par les américains. C’est donc une stratégie qui va à l’encontre totale des préconisations de Sun Tzu et de toute la tradition stratégique. Ou peut-être est-ce un prolongement terrible de Clausewitz, non pas comme un objectif mais comme une constatation malheureuse de la stratégie industrielle : la destruction n’est pas le prix à payer pour obtenir un résultat stratégique futur bénéfique, c’est la condition même de la réussite. Autrement dit, l’armée américaine n’a vocation ni à remporter des batailles, ni à gagner des guerres. Elle a vocation à détruire des sociétés, des territoires, pour les préparer a l’arrivée du marché.

Article de Legrier : https://www.asafrance.fr/images/legrier_fran%C3%A7ois-regis_la-bataille-d-hajin.pdf

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