« Nous ne présenterons pas une image héroïsée de Napoléon […]. Nous ne ferons pas non plus l’histoire des victoires éclatantes dues aux fulgurances tactiques et stratégiques de ce dernier et à la suprématie du nombre, ni ne relaterons les exploits des vingt-six maréchaux d’Empire ou des 2 232 généraux et amiraux. Nous mettrons plutôt l’accent sur les accents des soldats et des populations étrangères opposées aux armées napoléoniennes, qui conduisirent à des défaites ordinairement occultées dans l’épopée napoléonienne dont la geste victorieuse est souvent célébrée dans une bibliographie pléthorique et hagiographique. », p. 195.
« Il faut se rappeler que les gouvernants français ont depuis quarante ans développé, chez les soldats de la France, cette férocité nécessaire pour accomplir ce que les bourreaux des peuples appellent le rétablissement de l’ordre, en vouant la belle et malheureuse race arabe à la plus révoltante spoliation et à la plus odieuse extermination. En effet, quand ils ont porté pendant quelques années l’incendie dans les villages algériens, le massacre dans les tribus, les soldats sont aptes à ensanglanter les rues de nos villes. » Benoit Malon en 1871, cité p. 376.
Je viens d’achever le livre de Michelle. Il se trouve que je l’avais déjà lu, au fur et à mesure qu’elle m’envoyait les chapitres. Mais il s’agissait alors surtout de couper dans un volume énorme et débordant, de suggérer des petites retouches ou des compléments. Je n’avais donc qu’une vision approximative et inaboutie du travail. J’ai souhaité lire en intégralité le volume pour en prendre la mesure.
On dira que ma lecture est partiale : je l’espère bien ! Je travaille en effet depuis plus de vingt ans avec Michelle et compte bien continuer. J’ai pour la personne une immense affection. Mais l’historienne a aussi conquis mon admiration pour sa manière de travailler. Les luttes et les rêves ponctuent – je ne dis pas « concluent » – et peut-être couronnent toute une longue carrière de recherche. Et si j’aime ce livre, c’est d’abord parce qu’il ressemble à son auteure.
Il commence donc en 1685, l’année du code noir et de la révocation de l’édit de Nantes. Très vite, Michelle en vient à évoquer les « opiniâtres » (p. 37), les protestants qui refusent d’abjurer leur foi. Or l’opiniâtreté me semble assez bien la caractériser aussi : dans sa capacité à refuser, dans son quête inlassable, opiniâtre précisément, des archives et des textes qui viendront administrer la preuve, dans son goût pour celles et ceux qui disent non, protestent et protestent encore. Ce livre est aussi un livre de fidélité, parce qu’il part de Saint-Etienne dans l’introduction, de grands-parents ouvriers, imprimeur et mineur, qu’il évoque d’emblée Gramsci et les subalternes. Parce qu’il reprend la belle figure de Clovis Andrieu, leader syndicaliste du bassin stéphanois pendant la Grande Guerre (p. 571), par lequel Michelle avait commencé ses études, mais évoque aussi l’état des archives sur le Alsaciens-Lorrains qu’elle exhuma à Privas à la fin des années 1970, ou un entretien avec le chef du personnel d’usine de Saint-Chamond qui fusilla illégalement des soldats pendant la Première Guerre (p. 547 et 550).
Le livre est construit dans une alternance constante entre canevas général et focalisation sur des figures, souvent méconnues, que Michelle met en scène. Ce choix de l’écriture lui convient particulièrement, parce qu’elle sait camper et décortiquer des situations exemplaires : elle l’avait déjà fait dans des petits articles – véritables bijoux hélas peu connus : l’un sur un affrontement entre ouvriers alsaciens, kabyles et chinois à Firminy en 1917, l’autre sur la révolte des vignerons à Montredon dans les Corbières en 1976 –. Ces situations lui permettent de montrer les complexités des relations, des affrontements, des affiliations identitaires, et ainsi, tout à la fois, conforter et dérouter son lecteur, lui faire découvrir une histoire populaire, qui ne sera jamais une histoire édifiante : car Michelle refuse toute espèce de catéchisme. C’est pourquoi, elle insiste à la fois constamment sur la « capacité d’agir » des subalternes (p. 153), dans la droite ligne des travaux d’Edward P. Thompson (l’immense historien de La formation de la classe ouvrière anglaise) sans avoir besoin de jargonner sur l’agency. Mais elle rappelle aussi combien les révoltes serviles dans les Antilles sous la Révolution sont compliquées par l’action de milices composées de mulâtres et de Noirs, « forte contradiction au sein du peuple » (p. 154) écrit-elle dans une formule qui fleure bon le maoïsme des années 68.
J’aime donc ce livre parce qu’il montre la constance et la multiplicité des révoltes, qu’il en déplie les ambitions et les formes. En ce sens, il constitue un formidable analyseur des évolutions des répertoires de l’action collective : révoltes des esclaves sur les îles à sucre puis dans l’Algérie coloniale (en 1871) ou en Nouvelle-Calédonie (en 1878), émeutes frumentaires ou grèves ouvrières, bris de machines, cortèges d’enterrements ou banquets, contestations juvéniles ou révolte des vignerons du Midi (en 1907). Le livre regorge de notations sur les modes opératoires, les cris, les actrices et acteurs constamment présents. À cet égard évidemment, l’auteure se montre particulièrement attentive aux actions des femmes, à leur rôle, y compris quand les acteurs masculins entendent le limiter. J’aime encore ce livre parce qu’il nous fait voyager d’un bout à l’autre du territoire métropolitain, nous conduit à arpenter l’Empire colonial, mais nous déplace aussi : car cette histoire qui intègre pleinement les femmes et les hommes, l’Empire et la métropole, reconfigure les chronologies, élargit nos perspectives : qu’on pense à la grève dans les Antilles en 1953 qui précède celle des fonctionnaires métropolitains, ou aux émeutes meurtrières en Guadeloupe en mai 1967.
J’aime enfin ce livre parce qu’il bouillonne de colère, contre la constance de la domination et sa violence cruelle. On connaît juin 1848 et la Semaine sanglante en 1871. Mais l’auteure rappelle par exemple que Rochambeau à Saint-Domingue en 1803 « mène, avec cruauté, une guerre d’extermination, rêvant de « faire peau neuve » (« supprimer les Nègres au-dessus de dix ans ») : il fait acheter 200 dogues à Cuba, des chiens dressés à dépecer les Nègres, et organise la torture, des fusillades, des pendaisons, et des noyades collectives. » (p. 191-192). Cent ans plus tard en 1910, c’est Jules Durand, syndicaliste havrais, qui est condamné à mort pour complicité d’assassinat, puis gracié et qui sombre dans la folie deux mois à peine après sa libération en février 1911. Et Michelle de conclure : « La machination judiciaire contre Durand a été dictée par la haine de classe. » (p. 512).
En ce sens, ce livre est donc nécessaire. Parce qu’il démontre combien la conquête coloniale puis le maintien de l’Empire furent une épouvantable orgie de violences. Par là, le livre gifle les sots ou les falsificateurs qui, en 2005, votèrent une loi prétendant imposer un récit officiel sur le « rôle positif » de la colonisation. Constamment les populations furent maltraitées et parfois massacrées, humiliées et spoliées, les femmes violées dans ces guerres coloniales sordides. Et cette litanie de massacres s’étire au XXe siècle encore, à Thiaroye et Sétif, en Indochine comme à Ouvéa en 1988, où au moins un officier français acheva à coups de bottes des prisonniers kanaks (p. 882). Mais la citation de Benoît Malon de 1871, après la Commune, fait le lien entre les répressions coloniale, ordinaire, et en métropole, plus exceptionnelle, quand la contestation devient révolutionnaire et menace l’ordre social. Car sur le territoire métropolitain, ce sont plutôt les dominations de classe et de genre qui forgent l’expérience quotidienne du peuple pendant ces trois siècles. Et contre ces dominations, les luttes incessantes et toujours renouvelées. Ce livre est donc aussi un livre de combat, contre une historiographie complaisante et qui occupe le plus souvent les positions académiques les plus installées.
Ce faisant, ce livre d’histoire nous transmet une mémoire, que le mouvement ouvrier incarnait mais que son déclin a fragilisé et sans doute fait disparaître : gloire au 17e en effet, et aux mutins de 1907 comme de 1917, ou aux rappelés de Rouen qui ne voulaient pas repartir en Algérie en 1955 ; salut à Henri Martin, pour sûr, mais à Pierre Leroux et à l’imprimeur Millot de Clamecy aussi. Salut encore au cordonnier rouennais Chevrelle, qui dirigeait l’association solidaire des 14 corporations de Rouen, dont l’œuvre est détruite par le coup d’Etat de 1851 et qui avait l’habitude de s’exclamer : « Oh les infâmes bourgeois » ; salut encore à la typote Emma Couriau et à l’avocate guadeloupéenne Gerty Archimède ; salut à Fernand Iveton. Et d'autres encore, que Michelle évoque et fait surgir.
Alors ce gros livre va cheminer, circuler. Il faut le lire et le faire connaître, en parler, le discuter. Parce que comme tout grand livre d’histoire, il nous instruit et donc nous élève. Mais il nous conforte aussi dans une invite à relire notre présent, à rêver à voix haute et à lutter.