La grammaire qui ne m’a jamais pardonné d’avoir été un mauvais élève, d’avoir trouvé à la petite école tous les cours de français rébarbatissimes , jusqu’au jour où mon intérêt fut éveillé en CM2 par un texte de Pagnol extrait de « La gloire de mon père », puis en 6è par un texte de Fénelon, certainement tiré des « Aventures de Télémaque », me poursuit, moi aussi d’un zèle imbécile et voilà qu’elle se venge, qu’elle me pousse, non pas à « plonger ma plume dans l’encre bleue du Golfe de Lion », mais à me muscler les doigts sur le clavier de mon Mac.
A force de lire de la littérature courtière, et financière, j’ai fini par prendre en horreur des expressions qui tombent de plus en plus dans le langage commun. Je sais que ça fait vieux con, vieil intégriste de la grammaire et vieux radoteur. Mais si je n’ai jamais aimé la grammaire, j’aime la langue et j’aime m’en servir et, si possible, la servir. C’est comme avec les ordinateurs. Je n’ai aucun intérêt pour l’intérieur de la boîte, ni pour les secrets des logiciels et déteste le langage des spécialistes qui me semble encore plus rébarbatif que la grammaire et le latin réunis. Mais j’adore m’en servir, surtout quand ils sont simples d’emploi et que j’y réalise aisément mes desseins.
*
* *
Dans la langue vernaculaire des salles de marchés, les opportunités sont innombrables. Il est non seulement opportun d’acheter ou de vendre, c’est-à-dire de juger que les circonstances sont favorables pour décider d’une transaction particulière. Mais on a aussi l’opportunité de changer de place, de maison de commerce. De racheter une position. De se couvrir su le marché à terme ou de déboucler sa position. Alors qu’il conviendrait de dire avoir l’occasion de changer de place, la perspective de trouver un nouvel employeur. D’écrire avoir l’occasion de prendre, au moment opportun, la décision de déboucler sa position, de la racheter. D’avoir eu la chance se couvrir au bon moment sur le marché à terme. Mais ces subtilités entre la chance et l’occasion sont broyées par la machine folle des algo-transactions qui emprunte à la langue anglaise le mot « opportunity » qui signifie occasion mais qui est loin d’être opportunément employé.
Dans le dialecte des salles de marchés, on se gave de la préposition « sur ». On vend sur l’Allemagne (mais moins sur la Grèce, allez savoir pourquoi ?). On vend sur 2012. On exécute une affaire sur avril. On est en déplacement sur Chicago.
Dans tous ces cas cette proposition est employée en dépit du bon sens. On ne vend pas sur l’Allemagne, mais sur le marché allemand ou à l’Allemagne. On vend de la récolte 2012, ou on vend pour exécution au cours de l’année 2012. On décide autour de la table, on pose le contrat sur la table, mais la temporalité n’est pas un concept sur lequel on peut poser quelque chose. C’est un concept dont, en revanche, on peut se servir, sur lequel on peut s’appuyer.
On n’est pas sur Chicago mais à Chicago, comme à Londres, à Paris, Budapest et Berlin... Un bateau était, en cours de chargement, à Londres sur la Tamise. Plus tard une barge chargeait du maïs à Budapest, bien qu’elle flottât sur le Danube
Par contre, l’emploi de sur accolé à un lieu est tout à fait correct dans le sens : la Grande Armée marchait sur Madrid, l’Armée rouge marchait, sans marquer la moindre pose, sur Berlin. Les manifestants marchaient sur la Bastille. Dans ce cas on emploie sur car l’intention est de prendre, la Bastille, ou Berlin.
Ces deux marottes me tiennent à cœur et tiennent au fait que la culture dans la vie est importante. Une partie de cette culture est la langue. Et s’exprimer correctement est une façon de signifier clairement et précisément une pensée. Le problème est de savoir s’il existe une pensée dans les salles de marchés, ou tout simplement encore une pensée économique.
Remettez de la littérature dans les programmes, faites rédiger les gens avant de les employer plutôt que de faire de la morpho-psychologie, faites leur chanter « La supplique pour être enterré à la plage de Sète » Ils réapprendront alors que réfléchir n’est pas se regarder dans une glace, qu’il arrive que, dans la vie, on soit dans l’embarras et se souviendront que, comme Brassens, sur une belle plage :
« … à quinze ans révolus
À l'âge où s'amuser tout seul ne suffit plus
Je connus la prime amourette
Auprès d'une sirène une femme-poisson
Je reçus de l'amour la première leçon
Avalai la première arête ».