Un beau soir de novembre, une ville au cœur de la France. Le froid s’installe, la rue déborde de lumière crue. Que surveille-t-on par là ? A moins qu’il soit déjà Noël. Place du Peuple, Alsace-Lorraine, j’arpente, comme Vallès, les rues pavées de ma jeunesse. Qui es-tu jeune homme ? Te voilà qui m’abordes d’un vague salut, la main prise d’une bouteille carrée, dur whisky de drugstore. A tes côtés, un autre gamin, sous un chapeau timide, à deux vous divaguez à travers la ville, une ville où, comme de belle habitude, l’on s’aborde.
« Eh l’ancien ! Qu’est-ce qui se passe ? »
Vingt ans, vingt-deux ans à peine, jeune homme. Grandi pas loin sans doute, l’œil brun algérois, le corps râblé, campé en vrai gamin d’ici, lisière d’usines et de campagnes, le regard un peu voilé par l’alcool. Tu es bien généreux, jeune homme : les ans, je n’en ai qu’un peu plus de quarante. Est-ce ton ivresse mélancolique qui me vieillis ? Non, tu veux savoir ce que trame ton pays en ce jour étrange de deuil coloré, et tu demandes à ceux qui devraient savoir, « les anciens ». Voilà deux semaines que tous ces gens sont morts à Paris. Nous sommes remplis de ce deuil qui te touche et t’intrigue. Tu veux que les anciens t’expliquent. T’expliquent quoi ?
« Regarde, je suis intégré, je prends des cuites ! Je fais des fêtes ! Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce qu’elle fait la France, wesh ? Cent trente morts, cent trente personnes qu’avaient rien fait, c’est triste, c’est l’injustice. Mais pourquoi ces bombardements ? J’ai fait trois ans de taule, qu’est-ce qu’elle a fait la France pour m’insérer ? Regarde, je suis obligé de voler et de vendre du shit ! Les Français ils nous mettent tous dans le même sac, les Musulmans. 130 personnes, c’est triste, c’est pas juste, mais la France, il faut qu’elle ramasse ! »
C’est toi l’ancien, jeune homme, tu as vécu plus de vies que moi à ton âge. Et que dis-tu ? Que tu ne sais pas quoi faire avec la France, qu’il faut qu’elle ramasse des coups si elle ne ramasse pas ses enfants.
Et voici que tu t’égares pour de bon.
« Pourquoi la France elle tue des enfants en Palestine ?
- En Palestine ?? des enfants ?? »
Qu’est-ce que tu racontes, jeune homme ?
Voilà deux semaines que l’air que nous respirons tremble des plus vieilles émotions. Le Président s’est pris à orchestrer le grand théâtre de la guerre, et sous le masque simple des drapeaux, dans tes mots comme dans d’autres, la grande confusion guette. On a pavoisé les fenêtres comme en 14, on scrute au loin un ennemi sur les rives de l’Euphrate dévasté. Tu n’y comprends rien et tu répètes les mots de ceux qui, ici, sont restés échoués sur les rives des villes, ou de ces petits prêcheurs qui cherchent à te voler ta jeunesse pour la vendre sur jihad.com. « La Palestine », « les enfants ».
Jeune homme, quel minot ne serait égaré sur le pavé au sortir d’une si dure prison ? Mais même si tu t’égares, je t’entends : c’est aux Anciens de ton pays la France que tu t’adresses et que tu demandes qu’on t’éclaire. Tu me dis que j’ai gardé le cœur, tu n’en manques pas non plus. Ta demande est précieuse, cent mille fois plus précieuse que n’importe quel « courage » contre n’importe quel « ennemi ». Tu es cette autre jeunesse qui s’insurge et s’indigne et qu’on ne célèbre pas sur les écrans, cette jeunesse qui veut comprendre. Voilà pourquoi je porte ta parole. Serre-moi la main jeune homme. Tâchons ensemble d’y voir clair.