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Billet de blog 6 août 2025

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Le Souffle d’Hiroshima d'Anne Wattel, un livre nécessaire

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6 août 1945 Hiroshima, Nagasaki 9 août 1945 : deux villes japonaises martyres de la bombe atomique inaugurent tragiquement « une ère nouvelle » (p. 7) : « L’immédiat après-guerre et toute la période de Guerre froide vont se cristalliser autour de l’atome, de la possession de la bombe, du nucléaire civil et militaire » (p. 8), explique Anne Wattel qui circonscrit une période de l’Histoire de France à l’aune des effets nucléaires sur la culture. La chercheuse démarre son étude au point de bascule, Hiroshima le 6 août 1945, et l’achève avec les premiers essais atomiques français à Reggane en 1960. Il ne s’agit pas d’un point final à l’ère nucléaire mais d’un terme à son étude aussi approfondie que stimulante. En effet, l’originalité de ce travail, jamais entrepris jusque-là, tient dans l’exploration de tous les pans culturels d’une société française frappée par la révolution atomique et dans l’étude de leur entrelacement entre science et géopolitique. Les toponymes étrangers tels que Stockholm, Bikini, Sing-Sing font sens dans une France fière de se nucléariser pour entrer dans le groupe des grandes nations.

Après la joie de la victoire contre le nazisme, les communautés scientifique, artistique, littéraire, philosophique, journalistique se clivent : les thuriféraires fascinés par les promesses du nucléaire face aux dénonciateurs de l’atome dévastateur. Mais il ne faut pas voir dans ces deux camps d’un côté la culture humaniste et de l’autre la culture scientifique. Car, écrit Anne Wattel, « il y eut bien dialogue fécond entre savants et gens de lettres, il y eut interpénétration, et des lettrés se mirent même au service de l’atome » (p. 17). Dans une démarche intersectionnelle qui rompt les limites des champs disciplinaires, en huit chapitres, grâce à « un corpus transmédiatique » (p. 19), la chercheuse offre une traversée de « ce moment critique qui imbrique étroitement science, histoire, politique et mentalité » (p. 20) en présentant les acteurs connus et méconnus du monde scientifique et artistique. Les « atermoiements des atomistes » (p. 31), dont Joliot-Curie est la figure la plus symbolique, reflètent les contradictions du temps entre militarisme et pacifisme, lequel est revendiqué dans toutes « les chansons atomiques » (ch. 8).

Wattel donne la mesure de l’hégémonie médiatique en faveur de l’atome (ch. 3, 4, 7) dans les grands journaux de tous bords, elle présente un poète répondant à une commande du Commissariat à l’Énergie Atomique et vantant les bienfaits du nucléaire civil et elle montre toute la littérature pour la jeunesse — hormis une surprenante robinsonnade de Georges Duhamel — s’enthousiasmant pour la révolution atomique. Face à des contemporains « frappés de cécité », l’essayiste veut néanmoins faire entendre les rares voix discordantes, qu’elle s’applique à rappeler.

Elle commence avec Camus dont elle reproduit en intégralité l’éditorial du 8 août 1945 dans Combat. Le propos de Camus tranche : « la civilisation mécanique vient de parvenir à son dernier degré de sauvagerie » (p. 54). Mais Camus n’est plus seul, nous montre Anne Wattel en évoquant Emmanuel Mounier et la revue Esprit (1947), Pierre Boulle et sa nouvelle « E=mc2 ou le roman d’une idée », Jean Lurçat et ses tapisseries, Yves Klein et son tableau Hiroshima, Martine Monod et son reportage sur les hibakuskas, survivants d’Hiroshima et de Nagasaki à qui elle donne voix et nom, et enfin Resnais et Duras avec leur film de fiction Hiroshima mon amour, présenté au festival de Cannes hors compétition — pourquoi ? réponse à la note 125.

La même polarisation du monde culturel se retrouve avec la course à l’armement atomique. Qu’évoque le mot Bikini en France ? « La première bombe anatomique » (p. 83. Oui, vous avez bien lu). En pleine Guerre froide, fallait-il une conscience aiguë pour tenter de dire les méfaits de la technoscience et les retombées mortifères des essais américains sur cet atoll du Pacifique ? Seuls trois journalistes communistes, Gabriel Cousin, Martine Monod et Georges Soria, vont évoquer par la fiction le drame d’un thonier japonais, pris dans un nuage radioactif, dont les membres furent contaminés. L’« unanimiste chrétien » (p. 114) Henri Quéffélec dénonce la recherche militaire atomique française dans un roman, Combat contre l’invisible (1958) (p. 117).

Anne Wattel s’intéresse à une fiction d’anticipation (ch. 5), « roman post-apocalyptique injustement négligé » (p. 137), Le Cheval roux ou Les intentions humaines (1953) d’Elsa Triolet. La chercheuse montre tout l’intérêt du roman capable contrairement à celui évoqué dans le même chapitre — Les Grands Moyens de Roger Ikor — non seulement de toucher mais surtout d’interroger par « des considérations sur la bombe atomique, sur l’avers et le revers des recherches scientifiques » (p. 141). La catastrophe aux allures de fin du monde a eu lieu à l’incipit : l’écrivaine, héroïne narratrice/autrice, se retrouve seule, nue dans la boue, dans un environnement méconnaissable. « Le tour de force narratif d’Elsa Triolet réside dans l’écriture d’une "autobiographie anticipée" » (p. 141). En analysant la structure de l’œuvre, Wattel met à jour les mythes bibliques et philosophiques pour dire un réel horrifique. « Si l’œuvre d’Elsa Triolet est lazaréenne, elle est aussi sisyphéenne » (p. 144) par l’inscription de « l’éternel retour du mal » (p.146) : les survivants, tel Sisyphe, ont à recommencer chaque jour leur vie en sursis.

Anne Wattel présente un vibrant plaidoyer pour une prise de conscience du danger, héritage brûlant de cette ère atomique. La richesse iconographique des documents — pages de journaux, de BD, brevet, tract, affiches de cinéma et d’exposition, cartes postales, reproductions de tableaux — participe d’un plaisir de lecture qui nous plonge dans l’air du temps. Si Le Souffle d’Hiroshima est un livre savant, — la somme des informations, la bibliographie, l’index le prouvent —, il séduira les littéraires qui découvriront nombre d’écrits oubliés comme cet « Adieu, Japon » de Claudel (p. 59-61). Le Souffle d’Hiroshima est d’une lecture revigorante : la recherche, montre Anne Wattel, relève aussi d’un service public d’intérêt général. Le prix Nobel de la paix 2024 décerné à l’organisation japonaise Nihon Hidankyo, qui regroupe les hibakuskas, renforce le propos de ce livre nécessaire en ce temps de guerre.

Sommaire ci-dessous

Introduction

1 Les atomistes : Faust, Frankenstein ou Prométhée ?

2 « Hiroshima… Nom de fracas et de feu »

3 Bikini et la bombe H

4 Temples atomiques

5 Fictions d’anticipation

6 Stockholm et Sing-Sing

7 L’âge atomique des jeunes

8 Chansons atomiques

Épilogue (sans point final)

Repères chronologiques

Bibliographie

Index des noms

Table des figures

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