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Billet de blog 22 septembre 2024

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LE RÉGIME DE PINOCHET DÉNONCÉ PAR UNE RELIGIEUSE

AU NOM DE TOUS MES FRÈRES. D'après le journal de Nadine Loubet au Chili Un documentaire de Samuel Laurent Xu France, Chili, 2019, coul. 52 min Primé au Festival international Atlantidoc de Montevideo 2020 : PRIX OPERA PRIMA, « Ferruccio Musitelli » Samuel Laurent Xu rend un vibrant hommage à une religieuse, Sœur Odile, qui a mis sa vie en danger en combattant le régime de Pinochet.

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Dix-huit ans

Samuel Laurent Xu m’a follement rajeunie quand j’ai découvert son film Au nom de tous mes frères lors du Festival International de Géographie en 2023, dont le pays invité d’honneur était le Chili. À nouveau j’avais dix-huit ans, à nouveau la révolte qui m’a saisie après le 11 septembre 1973 me faisait frémir. Je venais d’entrer à l’université, quand, quelques mois plus tard, arrivèrent les premiers réfugiés chiliens ayant fui le coup d’état de Pinochet. Mes premiers cours de français langue étrangère, dans un cadre informel, se tinrent avec des adultes et deux enfants du Chili et ce fut pour moi la découverte d’un pays et d’une culture. Dans la salle de cinéma de Saint-Dié, il y avait des lycéens dont les questions nombreuses et pertinentes ont montré leur vif intérêt pour ce documentaire.

11 septembre 1973 et Jeanne d’Arc

Samuel Laurent Xu nous fait connaître, à travers son film, une femme d’exception, Nadine Loubet. En préambule, un texte en explique la genèse : un échange étudiant et sa découverte à l’Université de Santiago du journal de Nadine Loubet, appelée « Sœur Odile ». Arrivée au Chili en 1965, Sœur Odile s’installe rapidement dans une población de Santiago, pour vivre sa foi parmi les pauvres gens. Après le coup d’état militaire du 11 septembre 1973, la religieuse dominicaine choisit, contrairement à sa congrégation, de rester au Chili et donc de perdre son statut de religieuse tout en sachant qu’elle se met en danger. Horrifiée par ce qu’elle entend et voit, celle qui se sent toujours Sœur Odile entre en résistance contre le régime de Pinochet. Sous le pseudonyme de Jeanne d’Arc — qui suggère son humour et sa pugnacité —, travestie en bourgeoise, au péril de sa vie, elle aide, des personnes traquées par la junte militaire à trouver asile dans les ambassades.

Une Histoire connue ! Peut-être pas tout à fait ?

Samuel Laurent Xu sait l’Histoire connue. Judicieusement, il démarre son film avec une apparition progressive du visage de Sœur Odile, portant le voile de sa congrégation. On comprend tout de suite qu’on aura le point de vue de la religieuse tandis qu’une voix off lit un extrait de son journal qui se surimprime sur le gros plan du visage passé en transparence. Les mots tracés à l’encre bleue dans plusieurs carnets seront donc le fil conducteur. Un deuxième texte bref suit l’image des cahiers de Nadine Loubet. Le réalisateur présente ce constat : « contrairement à des prêtres européens, les religieuses n’ont jamais fait l’objet d’une véritable enquête » et affiche son projet : « J’ai souhaité raconter l’histoire de son combat ». Grâce à des témoignages d’amies chiliennes interrogées, le cinéaste nous permet d’approcher Sœur Odile. La vibrante voix off, admirablement prêtée par Alma L., donne chair aux larges extraits du journal qui ouvre ainsi le film : « Ceci ne prétend pas faire de l’Histoire, ce n’est que la relation des faits auxquels nous avons été liées directement ou indirectement. Ce que je peux affirmer, c’est que tout est réel. J’ai connu personnellement les personnes qui l’ont vécu ou subi, ou des amis proches et de toute confiance me l’ont rapporté eux-mêmes. » Les actes de cruauté relatés par Nadine Loubet/Sœur Odile saisissent un quotidien fracassé par une dictature militaire rarement dénoncée par les grands médias qui ont répété à l’envi les éléments de langage de la junte. Ainsi, le président Salvador Allende se serait suicidé dans le palais de la Moneda. Sœur Odile ne comprend pas ce traitement de l’information.

L’Histoire revisitée à hauteur de femme

Samuel Laurent Xu, historien de formation, a le grand mérite de faciliter le cheminement de son public en contextualisant le journal de Sœur Odile par les explications d’un jeune historien chilien et de très nombreuses images d’archives chiliennes et françaises. Mais surtout l’habile articulation des documents du passé aux commentaires du présent (Chili 2019) rend vivante l’approche qui laisse la part belle à la voix de Sœur Odile. Elle écrit et crie à Dieu son effroi face à l’élimination physique des opposants à la junte militaire. Sa révolte contre la torture généralisée et l’assassinat de masse permet de comprendre le choix radical d’une femme de cœur qui n’avait certes pas été formée pour devenir une rebelle clandestine. Le gouffre entre les faits relatés par Sœur Odile et le silence du gouvernement français et de l’Église interroge sur la fabrique de l’Histoire et les discours médiatiques. La conférence de presse du président Pompidou (27 septembre 1973) et la visite du pape Jean-Paul II (1er au 6 avril 1987), vues à l’aune du courage sans faille de cette femme, ne manifestent pas un grand souci des principes éthiques.

Réveil des archives par le cinéma

Samuel Laurent Xu sait vulgariser. Le chercheur en Histoire tenant la caméra maîtrise l’outil populaire qu’est le cinéma et il emporte son public pour reconstruire le passé. Le film peut heurter : les actes de torture et les crimes, évoqués pourtant sans complaisance dans l’horreur, sont insoutenables. Il fait entendre la révolte de Sœur Odile, ébranlée dans sa foi par la violence mortifère d’un régime putschiste et par l’indifférence de la communauté internationale. Non seulement il fait résonner la voix d’une femme éprise de justice et combattant pour la dignité humaine, mais il donne aussi à voir toute une époque et, surtout, il suscite l’envie d’en savoir plus. C’est pourquoi on peut lire avec intérêt le livre écrit par le réalisateur avec la collaboration de Gaspard Marcacci Thiéry, Des Femmes contre Pinochet. Odile Loubet et les résistantes de l’ombre (Chili, 1973-1990), publié chez Kartala en 2023. Le jeune historien/réalisateur réussit un coup de maître avec un premier film dont on devine la difficile réalisation quand on lit dans le générique final les noms de toutes les personnes qui ont participé au financement.

Chapeau bas à Samuel Laurent Xu !

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