Carmen Boustani consacre une précieuse biographie intellectuelle à May Ziadé (Nazareth 1886 – Le Caire 1941). L’autrice donne à voir de l’enfant à la femme qu’est devenue cette intellectuelle une enragée de l’écriture qui a soif de liberté. La biographe nous la montre
- enfant de Nazareth aimée et aimante ;
- adolescente pensionnaire chez les Visitandines à Antoura, hantée par le temps,
Nous entamons le mois de mars. Comme le temps passe vite ! Si je suis sensible à son passage dans ma jeunesse, que seront mes sentiments à son égard dans les années à venir ? Et par la suite quand je serai vieille ? Moi vieille ? (p. 32) ;
- première jeune fille à s’inscrire en 1914 à l’université du Caire;
- polyglotte et défenseure d’une langue arabe vivante ;
- salonnière réunissant chez elle l’élite intellectuelle masculine et féminine, faisant donc ainsi dialoguer hommes et femmes sur un pied d’égalité, ce qui n’allait pas de soi au début du XXe siècle ;
- conférencière animée par le désir de la transmission et aimant à questionner son public sur la place de la femme dans les sociétés arabes ;
- première journaliste arabe à s’imposer dans un milieu d’hommes ;
- journaliste engagée, préoccupée par la situation libanaise : cet extrait d’article d’il y a presque un siècle (13 janvier 1926) est saisissant d’actualité,
Il est facile d’imaginer le malheur des guerres et de ce qu’elles apportent de drames par les occupations militaires. Mais que dirons-nous quand les occupations se succèdent et dépassent le possible. (p. 68) ;
- poète qui ne veut surtout pas être rabaissée au titre condescendant de poétesse, titre attribué par les hommes aux femmes pour lesquelles, affirment-ils, la poésie n’est qu’un passe-temps,
May Ziadé ne niait pas son sexe en réclamant le titre de poète, elle niait que la poésie ait un sexe, un genre. (p. 90) ;
- traductrice (de l’allemand et de l’anglais en arabe) et passeure de cultures,
Il ne faut pas être prisonnier de sa propre culture. (p. 76) ;
- écrivaine voyageuse aimant la flânerie pour découvrir les villes où elle passe,
J’aime le rythme de mes pas avec mon ombre devant moi sur les pavés des trottoirs. Marcher m’aide à découvrir les lieux. (p. 179-180) ;
- épistolière multilingue (arabe, italien, espagnol, anglais, français) et… nourrissant une relation amoureuse réciproque avec Gibran Khalil Gibran qui lui écrit:
Vous vivez en moi et moi en vous, vous le savez et moi aussi. (p. 233),
- vieille faisant la grève de la faim pour protester contre un internement abusif,
Deux mois ont passé dans cet état, j’ai fait une grève de la faim pour protester contre cette situation et le vol de quelques bijoux que j’avais sur moi. Ce cousin en profite pour me déclarer folle et me jeter en cet enfer en confisquant mes biens et ma liberté. (p. 258-259).
Carmen Boustani nous fait découvrir avec bonheur la vie romanesque d’une femme singulière (un prince fou amoureux d’elle a essayé de l’enlever) mais aussi l’étoffe de ses rêves. Son immense culture à la croisée de l’Orient et de l’Occident — comme celle de l’autrice qui explique comment Jeanne d’Arc se trouve liée au mouvement des femmes égyptiennes (p. 173) — lui ouvre grand large l’horizon. Ses réflexions du siècle passé sur la place des écrits de femmes, sur la place de la femme dans la société interrogent aussi notre bel aujourd’hui, fût-il oriental ou occidental.
Au nom de la justice ne rejetez pas tous nos travaux sous prétexte que ce sont des "écrits de dames" sans les analyser et les comparer (p. 174).
May Ziadé dans son désir de rendre justice aux femmes qui désirent contribuer au progrès de l’Orient comme en témoigne sa biographie de la militante Bathibat al-Badia « brouille les limites entre biographe et biographiée. Ce face-à-face aborde entre autres prétextes la question de l’influence et de la transmission des idées féministes » (p. 115), également chères à la biographe de May Ziadé.
Chapeau bas à Carmen Boustani de faire vibrer ces idées féministes à travers une May Ziadé qu’elle nous rend si attachante !