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Billet de blog 30 avril 2019

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Algérie : Prémonitions littéraires et perspectives révolutionnaires

Je continuais à avancer, ameutant les Habitants à mon tour : « cinquante ans ça suffit, y en a marre de la dictature. » Soudain la foule s’était mise en mouvement autour de moi. Même le plus vieil âne parmi ceux qui rôdaient habituellement dans les rues de la ville, et que l’on croyait mort, s’était mis à brailler au lointain en écho à ma bravoure !

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Extrait du roman "Le déshonneur du Général"

Youcef Benzatat, Edilivre, Paris, 2015

Lorsque la porte de la maison qui donne sur l’atelier s’ouvrit, j’ai cru un moment que c’était mon cousin Ali qui était rentré et qu’il était venu nous rejoindre. Mais ce n’était que la femme de mon oncle, qui nous avait apporté le café avec quelques morceaux de galette et du miel pour le petit déjeuner. Elle donnait l’impression de vouloir nous dire quelque chose, mais ne semblait pas savoir comment le dire, ni par où commencer. Elle était tellement désemparée qu’elle ne parvenait plus à tenir en place. Elle finit tout de même par nous faire comprendre qu’il y avait une foule d’Habitants dans la rue. Ce qui était inhabituel à cette heure de la matinée. Avant de disparaître dans la précipitation derrière la porte par où elle était arrivée, sans même avoir pris le soin de la refermer derrière elle. C’était tout de même assez énigmatique, parce qu’à l’endroit où nous nous trouvions on aurait pu les entendre. Sans attendre, mon oncle était parti constater par lui-même, en sortant par la porte qui donne sur la rue passant derrière l’atelier. Je lui emboîtai le pas sans hésiter et nous nous étions retrouvés face à de petits groupes d’Habitants, qui s’étaient formés aux pieds des immeubles, baignant dans un silence qui rappelle ces moments mystiques, qui précèdent le grondement assourdissant annonçant l’explosion des volcans et les incendies qui se profileront en perspective. Les Habitants continuaient à se déverser à flots ininterrompus dans la rue. Certainement, dans toutes les rues de la ville il y en avait autant.

Je m’étais mis à marcher au milieu d’eux, spontanément, guidé par la seule voix de ma grand-mère, qui me chuchotait au plus profond de ma conscience : « la parole est comme un coup de fusil, une fois sortie, la balle ne revient jamais. » C’est alors que la promesse de Mamlouka me submergea, noyée dans la voix de ma grand-mère me haranguant : « dégainer un couteau est un sacrilège et le rengainer est un sacrilège double. » Je continuais à avancer, ameutant les Habitants à mon tour : « cinquante ans ça suffit, y en a marre de la dictature. » Soudain la foule s’était mise en mouvement autour de moi. Même le plus vieil âne parmi ceux qui rôdaient habituellement dans les rues de la ville, et que l’on croyait mort, s’était mis à brailler au lointain en écho à ma bravoure ! Déchirant le silence mortifère dans lequel était plongée la ville d’ordinaire. On aurait pensé que, à n’en pas douter, c’était l’heure des nuques raides qui avait sonné. Désormais, la ville semblait nous appartenir. On pouvait croire un instant, par leur manifestation spontanée, que les Habitants auraient bravé la peur de la répression habituelle des hommes du Général en pareilles situations. Signe probable de la fin d’une résignation qui s’annonçait au fond de consciences blessées par tant de méprises et de marginalisation, par tant de dérives et de trahisons des idéaux et des serments des martyrs, tant vénérés et adulés par les Habitants. 
Lorsque nous étions arrivés à la place des martyrs, les quelques hommes du Général en faction aux alentours, s’étaient vite fait déborder et avaient déjà pris la fuite. Des slogans hostiles au Général et à ses hommes fusaient de partout, spontanément et sans coordination, dans le désordre et la cacophonie. Des slogans de miséreux, de déprimés, de brisés et d’avilis, d’avertis également, dénonçant la dictature du Général et la confiscation de leur souveraineté. Les Habitants exprimaient leur amertume dans une derdja puisée au plus profond de leurs souffrances, réduisant la langue des Arabes à l’écho d’un patois lointain, que le Général s’entêtait à diffuser par des hauts parleurs disposées aux quatre coins de la place, déployant avertissements et menaces.

Il avait suffi peu de temps pour que la place des martyrs ait été saturée d’Habitants, même les rues adjacentes étaient noires de monde. L’irruption du volcan, qui était endormi depuis octobre, d’il y a un quart de siècle, était en marche. L’assourdissant grondement qui précède habituellement son explosion s’était mué en un véritable délire collectif. L’enceinte de la cellule, où on était encore retenus en captivité, craquelait de partout et s’apprêtait à céder de nouveau sous la colère inconsolable des Habitants, tous réunis au centre de la ville. Alors qu’ils étaient autrefois des hères sans repères, s’accrochant chacun à ses galères, sans liant, ni référent pouvant constituer un faire-valoir de solidarités complices. Les conditions étaient réunies, pour que de la masse des Habitants sans consistance puisse émerger le peuple souverain, avec ses dispositions à légiférer sur son destin.

Mais le soleil, qui poursuivait son ascension au rythme saisonnier habituel, en ce mois de Juillet endiablé, où les cigales s’étaient tues pour laisser place aux Habitants chanter leurs espoirs trahis, s’était mis lui aussi de la partie. Épiant la scène de loin et aiguisant les arguments des immaturités. Parmi lesquels, la poursuite de la luxuriance des folklores domestiques, dans lesquels étaient restés piégés les Habitants des collines oubliées, qui commencèrent à former un cercle à l’ombre de la foule, scandant leurs slogans avec la particularité de leur parler local et brandissant un emblème aussi particulier que leur parler. Et les barbus, qui à leur tour les imitèrent, formant leur propre cercle et déployant leurs arguments habituels, allant de l’intolérance à l’apologie de la violence.

Plus qu’il intensifiait son irradiation de la place des martyrs de ses jets cosmiques, plus la soif et la fatigue s’abattait sur les manifestants, et leurs voix de baisser en intensité, allant s’affaiblissant. C’était le moment ou, par ses traîtresses habitudes, le Capitaine Brékho choisissait de faire irruption. Le moment idéal pour lui d’abuser du sommeil des vigilants. À ce moment propice, des hommes surgis de nulle part, excessivement agités, s’étaient mis à enguirlander la foule, distribuant des slogans et des emblèmes, qui étaient immédiatement brandis avec ferveur. Je les entendais dire à leurs proies de mes propres oreilles, depuis longtemps rompues à cet exercice : « Il n’y a ni d’Ath d’en bas, ni d’Ath d’en haut, nous sommes tous égaux, toutes les tribus des collines oubliées doivent être unies pour leur salut ! » et aux autres, « Point d’hiérarchie entre les frères, pour l’État islamique nous mourrons et pour lui nous vivrons. » Soudain ! Les slogans brandis par les Habitants se pervertirent et les cibles se travestirent. Les chimères de l’État d’une race pure se dressèrent face à l’incongruité et l’anachronisme de l’État islamique. Yacine était parmi les montagnards et mon cousin Ali avec les barbus, exultant d’euphorie. Même le vieil âne et sa troupe avaient surgi de nulle part sur la place, ameutés à leur tour par l’effroyable spectacle inhabituel qui s’offrait à leurs sens. Ils se mirent à brayer en cœur en écho à la cohue, aussi divisés que les Habitants eux-mêmes, d’un côté les hmirs et de l’autre les aghyouls, pendant que le vieil âne se contentant de n’être qu’un simple Brékho, ravissant du coup la vedette au Capitaine. Ceux qui n’adhéraient ni à l’un, ni à l’autre parti, se refugièrent dans un silence d’exilés et se mirent à déserter la place à petits pas frustrés. Le printemps pour eux ne pouvait se conjuguer à ces couleurs fanées. Ils doivent encore revenir, lorsque les saisons seront mûres et leurs cycles ordonnés aux pas des idéaux des martyrs.

Des échauffourées et des affrontements ne tardèrent pas à survenir, ici et là sur la place des martyrs. C’est le moment que choisira le vaillant Capitaine pour ameuter ses hommes de main, attendant patiemment leur tour, non loin des alentours, pour semer chaos et destructions. Le saccage pouvait commencer. C’est alors que les vitres des bâtisses volèrent en éclat, les mobiliers publics se faire détruire, les magasins se faire piller et la cohue de sévir. « Les dégâts sont considérables et le trouble à l’ordre public menace dangereusement la paix civile », alertent les voix programmées des hérauts du Général, véhiculées par les ondes sournoises de l’imposture. La tempête pouvait sévir. Des hommes en bleu, en vert, en kaki, anonymes, armés d’un lourd arsenal, débarquèrent, semant au passage effroi et terreur et tout ce qui leur tombait sous la main l’embarquèrent. J’avais choisi ce moment critique, pour revêtir de nouveau la capuche sur ma tête et repartir à la quête de ma promesse. Laissant derrière moi la cohue se transformer en combat de dupes, pour entretenir la discorde intime que le Général affectionne pour préserver son royaume, sa luxuriance et les confettis aphrodisiaques par lesquels sont apprivoisées ses milices.

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