La scène post-#MeToo et le retour des hommes blessés
Depuis la libération massive de la parole des femmes, certaines figures masculines tentent un retour en scène par un biais détourné : non plus l’arrogance, mais la confession. Nicolas Bedos, avec son livre La Soif de honte, se présente non comme un prédateur, mais comme un homme en ruine. L’exercice semble sincère. Il est pourtant l’un des plus retors : il déplace la violence dans le champ du récit, pour en amoindrir la portée.
Ce que dit la justice, ce que tait le style.
Un passif judiciaire lourd, et précis
Contrairement à l’image vaporeuse qu’il donne de lui-même dans son livre, la justice, elle, a été claire. En octobre 2024, Nicolas Bedos est reconnu coupable d’agression sexuelle par le tribunal correctionnel de Paris, pour un geste commis sur une femme en boîte de nuit alors qu’il était en état d’ivresse manifeste. Il est condamné à un an de prison, dont six mois avec sursis, assortis d’une obligation de soins. La peine correspond aux réquisitions du parquet.
Pendant le procès, Bedos a plaidé « le black-out », niant toute intention sexuelle, qualifiant son comportement de « drague lourde », de « geste mal interprété ». Il affirme : « Je ne suis pas dans une démarche sexuelle quand je suis ivre. » À ces mots, la plaignante fond en larmes. Elle raconte qu’il s’est approché d’elle, tête baissée, et a posé sa main sur son sexe, par-dessus son jean. Deux autres femmes se sont constituées partie civile durant l’audience : l’une l’accuse d’avoir tenté de l’embrasser dans le cou alors qu’elle était serveuse, l’autre raconte une scène de harcèlement dans des toilettes de bar.
Le tribunal le relaxe pour les faits de 2018 « au bénéfice du doute », mais sa culpabilité est actée pour l’agression de 2023. Cette condamnation n’est ni symbolique, ni ambiguë : elle ancre les faits dans la matérialité du droit. Tout le reste – littérature, introspection, fragilité – ne peut s’y substituer.
Le livre ne contredit pas les faits : il les désactive. Il les sort du terrain du droit pour les faire glisser vers celui du récit. Et dans ce glissement, il reprend la main — non sur la réalité, mais sur son interprétation.
Ivresse, oubli : la confusion comme défense
Tout dans le livre vise à reformuler les faits dans un lexique affectif :
- L’alcool comme perte de contrôle,
- L’inconscience comme circonstance atténuante,
- La honte comme rédemption littéraire.
L’agression devient oubli. Le geste devient égarement. La violence devient un déni non assumé : il ne nie pas, il désamorce. Ce désamorçage passe par la stylisation. Il transforme une faute pénale en dérive existentielle, un acte sur autrui en naufrage personnel.
Ce procédé narratif n’est pas nouveau. Il s’inscrit dans une tradition d’auto-fiction blanchissante, où la douleur masculine devient argument d’innocence. Ce n’est pas la victime qu’on écoute : c’est le héros déchu qu’on suit.
Quand l’encre « sympathique » efface la rature fautive
Publier, pour Bedos, ce n’est pas expier. C’est reprendre le pouvoir. En se plaçant dans une posture d’introspection, il redevient le maître du récit : celui qui s’analyse, celui qui souffre, celui qui comprend. L’agresseur redevient personnage tragique.
Ce geste est redoutable : il transforme la violence sexuelle en matière première d’un récit d’homme sensible. Et il repose sur un privilège de classe : la maîtrise du langage, la reconnaissance culturelle, la légitimité éditoriale.
Et cela fonctionne. Car ce type de récit reçoit l’aval du monde littéraire, des médias, parfois même d’un lectorat qui salue le “courage” de se livrer. L’aveu devient vertu. L’introspection devient armure.
Work in Progress : l’Homme impensé
Nicolas Bedos incarne un type d’homme désormais bien identifiable :
- Le progressiste culturel qui se pense du bon côté,
- Le lettré qui confond introspection et remise en question,
- L’homme moderne qui parle d’égalité sans quitter le centre.
Il ne nie pas les torts. Il les dédramatise. Il ne cherche pas à faire oublier. Il cherche à émouvoir. Et dans ce glissement, il rejoue, en plus subtil, ce que tant d’hommes ont toujours fait : recadrer le regard sur eux-mêmes.
Le cas Bedos n’est pas unique. Il prolonge une série d’autoportraits masculins blessés — où la douleur intérieure éclipse systématiquement la responsabilité. On a vu des lettres d’anciens agresseurs publiés sous forme de tribune, présentées comme “dialogue” ou “démarche de réparation”, sans jamais passer par l’écoute des victimes.
Le talent ne blanchit pas les actes
Nicolas Bedos est un homme intelligent, malade, blessé — mais surtout : un agresseur habile qui utilise son talent pour réduire l’écart entre l’horreur et le pardon.
Comme Beigbeder ou Moix, il appartient à cette caste d’hommes qui transforment l’autocritique en stratégie de recentrage symbolique.
Bedos n’est pas un simple individu en dérive : il est la reproduction d’un milieu. Celui des hommes bien nés, cultivés, protégés par leur réseau, et qui se croient autorisés à tout tant qu’ils peuvent le raconter avec style. Il n’assume pas ses gestes — non par stratégie, mais parce que la honte le paralyse.
Il ne se pense pas agresseur : il se pense déchu. Et c’est précisément cette dissonance qui rend sa parole insidieuse.
C’est là que se niche l’imposture : dans cette capacité à transformer un blâme judiciaire en récit littéraire, un acte sur autrui en introspection sur soi — et à s’en servir pour s’absoudre.
Note finale
Je rappelle que si Nicolas Bedos se plaint de sa vie « ruinée », les victimes de violences sexuelles, elles, sont hélas presque toujours contraintes d’abandonner des carrières prometteuses.
Yades Hesse - 2025