yades.hesse (avatar)

yades.hesse

Abonné·e de Mediapart

13 Billets

0 Édition

Billet de blog 3 juillet 2025

yades.hesse (avatar)

yades.hesse

Abonné·e de Mediapart

À quoi sert un être humain quand il n’y a plus de travail pour lui ?

yades.hesse (avatar)

yades.hesse

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Le mythe du plein emploi 

Il n’y a jamais eu, dans aucune société, de travail pour tout le monde. Même dans les sociétés industrielles les plus actives, une frange de la population est restée à l’écart : invalides, malades, marginaux, accidentés du travail, et plus simplement les « inemployables » de fait. Le plein emploi est un objectif politique, pas une réalité sociologique durable. 

Ce mythe repose sur une fiction de stabilité économique et de croissance illimitée. Dans les faits, toute société organise en sous-main sa marge d’exclus, qu’on tolère dans l’angle mort de la prospérité générale. Ce sont ceux qui remplissent les files des Restos du Cœur, les foyers d’hébergement d’urgence, les dispositifs d’insertion empilés sans cohérence. Ce sont les vies qui n’entrent plus dans les cases. 

Aujourd’hui, l’évolution technologique (robotisation, IA) accentue ce phénomène : à mesure que le travail se raréfie, son accès devient plus compétitif, et les exclus deviennent définitifs. L’hypocrisie d’État consiste à maintenir la fiction d’un retour possible à l’emploi, alors même que les emplois s’évaporent. La formation, l’activation, la mobilisation ne sont que des termes techniques pour désigner l’impossible. 

Travail et dignité : la société face à ses exclus 

Ceux qui ne travaillent pas sont aujourd’hui soit culpabilisés, soit oubliés. Le RSA, par exemple, n’est ni une vraie reconnaissance civique ni un filet protecteur digne : c’est un outil de contrôle social et de gestion administrative. Son montant est en deçà du seuil de pauvreté, son obtention complexe, sa pérennité sans cesse menacée par des projets de contrepartie ou d’activité obligatoire. 

Le travail est devenu un rite d’intégration. Si tu n’es pas utile économiquement, tu es traité comme superflu, voire comme fraudeur en puissance. Dignité et utilité ont été confondues : ce que tu vaux se mesure à ce que tu produis. Et ce que tu produis doit être rentable pour quelqu’un d’autre. Dès lors, ceux qui ne produisent pas ou plus sont assignés à l’insignifiance. 

Mais quelle autre place leur donne-t-on ? Où sont les formes de reconnaissance civique pour celles et ceux qui ne participent plus à l’économie marchande, mais restent présents dans le corps social ? Que vaut une existence qui ne s’inscrit pas sur une fiche de paie ? 

Il faut repenser la dignité hors de la productivité. Cela suppose une rupture idéologique avec des siècles d’éthique du travail, une bascule vers une nouvelle anthropologie, où l’humain ne serait plus défini par sa seule capacité à être un rouage économique. 

Les modèles en crise : États-Unis, extrême gauche, France 

Les États-Unis refusent toute responsabilité sociale : loger les exclus remettrait en cause leur mythologie du mérite. La misère est tolérée parce qu’elle est censée punir l’échec. C’est la pédagogie de la rue : tu n’as pas réussi, tu dors dehors. C’est le prix de la liberté, disent-ils.

Mais derrière cette brutalité se cache une construction idéologique millimétrée. Il ne faut pas que l’échec soit accompagné. Il doit être visible, répulsif, pour maintenir la pression sur ceux qui tiennent encore debout. Aider trop efficacement les exclus reviendrait à casser le mythe de la réussite individuelle. 

À gauche, certains proposent une redistribution forcée, des nationalisations massives, une taxation extrême. Mais leurs méthodes sont souvent inapplicables, dogmatiques, brutales. Elles se heurtent au réel. Elles imposeraient d’autres formes d’injustices, notamment fiscales, et échoueraient à créer une cohésion durable. 

En France, on oscille entre ces deux modèles. La logique est technocratique : on invente des statuts, des dispositifs, des aides... mais sans repenser la place humaine de ceux qui n’ont rien à vendre. Le débat se fait en silos : travail, logement, santé, citoyenneté. Or c’est un tout. Et c’est ce tout qu’on refuse de voir. 

L’intelligence artificielle comme catalyseur d’un basculement 

  1. Ce n’est plus une substitution, c’est une éviction. Avant : la technologie remplaçait des tâches, mais en créait de nouvel autour d’elle (maintenance, formation, supervision).
  2. Aujourd’hui : l’IA produit, relit, corrige, interagit, apprend. Elle occupe l’ensemble de la chaîne de valeur. Le remplacement est horizontal, vertical, auto-renforcé. Il n’y a plus de poste adjacent où reclasser l’humain.
  3. Les métiers atteints sont non-reclassables. Un juriste, un écrivain, un commercial ne peuvent pas « se reconvertir » : l’IA fait déjà leur métier. Les coûts de formation, les seuils cognitifs, les marchés d’accueil sont inaccessibles à la majorité. Il ne s’agit plus de reconversion, mais d’inaptitude structurelle. 
  4. Le volume d’emplois créés est insignifiant. Oui, il y a des prompt engineers, data analysts, éthiciens IA… mais ils sont peu nombreux, ultra-concurrencés, et socialement inaccessibles aux profils éliminés. La promesse de transition est une promesse pour quelques-uns. 
  5. La temporalité est brutale. La machine à vapeur a mis un siècle. L’IA a mis deux ans à bouleverser traduction, graphisme, rédaction, animation. Il n’y a pas d’amortisseur. Pas de palier. Pas de sas de transition. 
  6. Le mensonge est entretenu par les gagnants. Les think tanks et cabinets de conseil répètent le mythe de la « transition inclusive », car ils y ont intérêt. Mais ce discours masque une réalité : ce n’est pas une phase, c’est une sortie. Une sortie massive. 

Vers une reconnaissance non-productive ? 

Faut-il penser une citoyenneté qui ne soit plus indexée sur le travail ? Cela nécessite un bouleversement radical. Il faut réattribuer de la valeur à ceux qui participent sans produire : aidants familiaux, militants, artistes, réparateurs du lien social, écologistes de terrain, observateurs critiques, mères isolées, soignants informels. 

Cela demande aussi d’assumer que certains n’ont plus rien à offrir à court terme. Et alors ? Doit-on les laisser sombrer ou leur garantir un droit à l’existence, sans humiliation ?

Peut-on inventer un statut d’utilité civique ? Peut-on créer un revenu de présence sociale, inconditionnel ? Peut-on sortir enfin du binôme « emploi ou assistance », et reconnaître des trajectoires intermédiaires, complexes, non linéaires ? 

La réponse n’est pas seulement économique. Elle est politique. Mais elle implique aussi de repenser en profondeur le travail lui-même : sa fonction, ses normes, ses formes contractuelles, son lien avec la reconnaissance et l’autonomie. Ne plus se contenter d’ajouter des rustines à un modèle obsolète, mais poser la question structurelle de ce que le travail devrait devenir. 

Pourquoi, à moyen terme, le travail ne suffira plus à faire société ? 

  1. Rareté croissante du travail : convergence de plusieurs dynamiques
  • Contraction industrielle due à l’enjeu écologique
  • Effondrement de la consommation de masse
L’automatisation généralisée du travail cognitif et social
  • IA de production et de coordination
  • Basculement anthropologique
Réduction structurelle du besoin en main-d’œuvre
  • Même les métiers « non automatisables » seront rationnés
  • Le mythe de la formation permanente est un leurre
Substitution vs éviction
  • L’IA ne remplace plus un métier par un autre. Elle évince la personne de la chaîne économique, sans alternative crédible. Ce n’est plus un ajustement. C’est une sortie.
  • Les métiers touchés (juriste, rédacteur, conseiller clientèle, graphiste, etc.) sont souvent trop spécialisés pour être redéployés ailleurs.
  • La promesse de requalification est mensongère : tout le monde ne peut devenir développeur ou expert IA.
Tactique du déni institutionnel
  • Les institutions (think tanks, syndicats) continuent de promettre un retour massif à l’emploi, pour se maintenir elles-mêmes.
  • Elles refusent de reconnaître que l’ère de l’emploi généralisé est peut-être derrière nous.
Données macro-économiques convergentes
  • Selon l’institut américain Brookings, plus de 30 % des travailleurs verront la moitié de leurs tâches remplacées par l’IA dans les prochaines années.
  • Dario Amodei, directeur de la société californienne Anthropic (spécialisée dans l’IA générative), prévoit la disparition de la moitié des emplois intermédiaires dans un délai de 5 ans seulement.
  • Le Bureau of Labor Statistics (BLS), équivalent américain de l’INSEE pour le travail, confirmait dès février 2025 que l’intelligence artificielle modifie déjà les trajectoires professionnelles, même dans les secteurs historiquement protégés. 

L’entreprise sans employés : fantasme ou horizon ? 

  1. Le fantasme technologique des élites californiennes devient réalité industrielle
  • Des structures auto-suffisantes avec zéro salarié.
  • IA en charge de la logistique, RH, compta, marketing, etc.
  • Deux superviseurs au lieu de deux cents techniciens.
  1. La résistance des institutions traditionnelles
  • France Travail, syndicats, experts racontent un récit rassurant : « le travail va évoluer ».
  • Ce discours est politiquement utile, mais factuellement obsolète.
  1. L’IA comme perfection lente mais inarrêtable
  • L’humain est lent, spécialisé, fatigué. L’IA est rapide, généraliste, inépuisable.
  • Le différentiel va s’aggraver, pas se résorber.
  1. Le projet des nouveaux capitalistes n’est pas d’assister l’humain, mais de le supprimer
  • Ce n’est plus l’époque des machines-outils. C’est l’ère du remplacement total. 

Conclusion : repenser la société en fonction des « inutiles » 

Ce n’est pas une transition, c’est une disqualification de masse. Le retour à l’emploi massif est un mensonge structurel. L’emploi ne sera plus l’ossature de la société. Il faut donc choisir :  Revaloriser l’inutile ou assumer de l’abandonner. 

Le futur ne sera pas une simple extension du passé. Ce ne sont pas les paresseux qui menacent le lien social, ce sont les anciens modèles dépassés qu’on refuse d’enterrer. Il faut prendre acte : il y aura toujours des « inutiles » au sens marchand. Et leur nombre va augmenter. 

C’est à la société de se réorganiser autour d’eux, et non de les réduire à des statistiques honteuses. C’est une question de structure, pas de morale. Il faut penser un monde dans lequel l’inutilité productive ne signifie plus inutilité sociale. Où la valeur d’un être humain ne dépend plus de son rendement. 

Yades Hesse - 2025

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.