Juste une illusion calibrée pour prendre
Anne, 53 ans, décoratrice d’intérieur, pensait échanger avec Brad Pitt. Un compte Instagram, quelques messages, des photos crédibles, des appels vocaux rassurants. Et surtout, une mécanique de lien insidieuse : lente, patiente, enveloppante.
En un an et demi, elle enverra 850 000 euros à un homme qu’elle croit être la star hollywoodienne.
Ce n’est pas une histoire d’amour au sens classique. Mais c’en est une, parce qu’Anne a réellement vécu un attachement, une projection, un espoir affectif. Le leurre fonctionne précisément parce qu’il mime l’amour. Et c’est pour ça que ça a marché.
Anne n’est pas candide. Elle est seule. En instance de divorce. Rémission d’un cancer. Abandonnée et seule.
Ce qu’elle a vécu, c’est l’aboutissement cynique d’un protocole rôdé appliqué à une faille humaine identifiable : la solitude et le désarroi.
Les nouveaux visages du mensonge
Les « brouteurs » — surnom donné à ces cyber-escrocs — ont émergé dans les années 2000, d’abord au Nigeria, puis en Côte d’Ivoire. Très vite, ils ont compris que le plus rentable n’était pas de pirater un compte bancaire, mais de fabriquer un attachement.
Ils ne copient pas des messages. Ils conçoivent des personnages.
Ils ne draguent pas. Ils interprètent un rôle.
Photos volées. Visages empruntés. Conversations guidées. Larmes calibrées.
Brad Pitt est une persona du réel, exploitée comme levier de crédibilité dans un simulacre numérique huilé.
C’est une industrie émotionnelle premium, avec des scripts rodés, des dialogues éprouvés, et un savoir-faire d’ingénierie affective affiné par l’expérience, et le temps passé à sonder les fragilités des victimes.
Là où il y avait autrefois des fautes d’orthographe, il y a désormais des deepfakes fluides, des voix IA convaincantes, des arcs narratifs cohérents : une histoire d’amour empêché, mais pas impossible…. à condition que l’argent arrive pour payer une opération, débloquer un visa ou régler un droit de douane.
C’est n’est pas Harry rencontre Sally. C’est Her, — version fraude émotionnelle :
un amour unilatéral, technologiquement façonné, psychologiquement monétisé.
Rien n’est improvisé. C’est une superproduction 2.0.
Le ridicule comme deuxième violence (sociale)
Après avoir témoigné sur TF1 dans « Sept à huit », Anne devient virale.
Mais pas comme victime. Comme une risée.
Une blague : mèmes, détournements, commentaires cruels.
L’ironie prend le relais de l’arnaque. Et Internet devient bourreau.
Les mêmes internautes qui dénoncent le cyberharcèlement deviennent les auteurs d’un lynchage numérique planétaire.
Anne tente de se suicider à trois reprises. Elle est internée.
Puis elle réapparaît, dans un autre reportage, pour répondre.
Elle dit qu’elle n’est pas une idiote.
Et que dans un monde qui confond complot et vérité, élu et gourou, rire et meute ceux qui jugent sont souvient pires que ceux qui croient.
Elle s’est ruinée en croyant être aimée.
On l’a spolié de sa honte en la tournant en dérision.
Une économie de la fragilité
Le vrai sujet n’est pas Anne. Le vrai sujet, c’est le marché de la détresse.
Les arnaques sentimentales ne visent pas les crédules.
Elles ciblent les solitaires, les isolés, les abîmés, les épuisés, les laissés-pour-compte affectifs.
Elles fonctionnent non parce que leurs victimes sont naïves, mais parce que plus personne ne leur parle avec attention.
Les plateformes facilitent l’arnaque — non par incapacité technique, mais par rentabilité économique.
Elles hébergent les faux comptes, laissent circuler les photos volées, ignorent les signalements.
Modérer coûte. Laisser faire rapporte.
L’État ne régule pas. La justice ne suit pas. Les banques n’alertent pas.
Aucun levier n’est actionné parce que rien n’est mutualisé, centralisé, politisé.
Tout est individuel — donc tout est neutralisé.
C’est un angle mort.
C’est une ligne de fuite involontaire.
Le marché noir de l’attention
Ce n’est pas une arnaque à l’amour.
C’est une industrie de simulation affective, qui vend des illusions sur commande à ceux qui n’ont plus personne..
Anne aurait pu être épargnée. Il aurait suffi d’un entourage.
D’une alerte bancaire. D’un contrôle de compte. D’un signalement de plateforme.
Mais personne n’a levé le regard sur Anne.
Le problème, ce n’est pas qu’elle ait cru à Brad Pitt.
Le problème, c’est qu’elle n’avait personne d’autre à qui parler.
Le monde est stone.
Ces arnaques touchent surtout les personnes fragilisées, isolées, qui souffrent de solitude.
Les « brouteurs » sont des prédateurs du désespoir :
ils traquent des victimes au bord du précipice prêtes à faire le grand saut — et qui, miraculeusement, se raccrochent à cette lueur désirée, mais feinte.
Yades Hesse – 2025