Parler d’identité en France est un exercice délicat, explosive même. Mal le faire, c'est alimenter des tensions, renforcer des clivages, et parfois rouvrir des blessures profondes. Et le faire sans outils, sans recul ni rigueur, peut tourner au désastre. Mathieu Kassovitz, figure médiatique engagée depuis La Haine, vient d’en faire la démonstration, malgré lui, à travers une série de prises de parole chaotiques.
Un acteur, une époque, un malaise, un décalage
Depuis La Haine, Kassovitz occupe une place singulière dans le paysage culturel français : celle d’un artiste perçu comme lucide, capable de « parler vrai » sur les fractures sociales, le racisme, les tensions urbaines. Cette légitimité, acquise il y a près de trente ans, continue de lui valoir une écoute respectueuse.
Sur les plateaux télé, puis sur Instagram, il a enchaîné les propos confus sur les « Français de souche », le métissage, ou la supposée ouverture d’esprit de la France d’après-guerre… jusqu’à provoquer un malaise.
Que révèle cette dérive d’un homme qui se veut rassemblant mais qui brouille tout ?
Une parole sans cadre : quand la biographie tient lieu d’analyse
Tout commence par une tentative d’apaisement. Kassovitz affirme qu’il n’a jamais voulu blesser, et qu’on l’a mal compris. Jusque-là, rien d’exceptionnel. Mais rapidement, il s’enfonce :
« Je suis moi-même un Français de souche, ma mère est Française de race ».
Des mots lourds d’histoire, prononcés avec un mélange d’insouciance et d’ignorance.
– « Français de souche » ? Terme flou, non reconnu juridiquement, souvent utilisé pour exclure plutôt qu’inclure.
– « Française de race » ? Une expression ancrée dans le vocabulaire racialiste des années noires, utilisée sous Vichy.
Kassovitz ne les interroge pas, ne les déconstruit pas. Il les pose comme allant de soi, sans mesurer leur charge idéologique. Le résultat est une confusion digne d’un élève inattentif au fond de la classe d’histoire, d’ethnologie ou de sciences sociales.
Pire : il mobilise son histoire familiale comme un passe-droit intellectuel. Il croit que sa biographie suffit à penser la nation. Mais ce n'est pas parce qu'on est métissé, ou enfant d'immigré, qu'on comprend les dynamiques du racisme systémique. Et ce n'est pas parce qu'on a filmé la banlieue qu'on saisit ce qui s'y joue aujourd'hui.
Un gloubi-boulga identitaire : bons sentiments, mauvais concepts
Quelques jours plus tard, il ajoute :
« Vos enfants vont faire d’autres enfants avec des Noirs, des Arabes, des Chinois et des Portugais.»
Intention : prôner l’inéluctabilité du métissage. Résultat : un discours bancal, idéologiquement vide, problématique à plusieurs niveaux :
- Il réduit les identités à des blocs ethniques, comme s’il énumérait des échantillons de couleur.
- Il suppose que le métissage efface les conflits – ce qui est factuellement faux. Les discriminations persistent, y compris à l’encontre des métis.
- Il adopte un ton prophétique et condescendant : « Je suis désolé messieurs-dames… », comme s’il annonçait une fatalité à un public dépassé.
Ce n’est pas une pensée politique. C’est un cocktail bancal de bons sentiments, de paresse analytique et de confusion verbale.
Prédire le métissage comme un destin, ce n'est pas penser la justice. C'est rêver d'une alchimie biologique qui réparerait ce que la politique n'ose pas affronter.
Le syndrome de l’artiste penseur : La Haine comme caution éternelle
Le système médiatique continue de traiter Kassovitz comme s’il était toujours ce jeune réalisateur de La Haine, capable d’incarner une parole de rupture. Mais nous ne sommes plus en 1995.
Le monde a changé. Le langage a évolué. Les rapports sociaux se sont densifiés.
Or Kassovitz recycle sa légitimité passée sans jamais actualiser son regard. Il confond mémoire familiale et grille d’analyse politique.
C’est la vieille illusion : avoir eu raison une fois suffirait pour toujours. Mais quand la pensée ne suit plus, quand l’analyse de terrain ou l’effort intellectuel font défaut, le message devient flou — et donc nocif.
Confusion = récupération
Quand les mots sont mal posés, d'autres les ramassent. La prise de parole de Kassovitz est floue, instable et mal outillée, devient un terrain fertile pour toutes les récupérations :
- Les extrêmes peuvent reprendre ses mots – « de souche », « de race », « importés » – pour conforter leur rhétorique identitaire.
- Les progressistes sincères sont désorientés : à quoi se raccrocher quand même les « voix de la lucidité » se perdent ?
- Le débat public s’enlise dans un marécage sémantique, où les mots perdent leur sens, où l’analyse cède la place au storytelling émotionnel.
La confusion n’est jamais neutre. Elle affaiblit la pensée critique, alimente les crispations, et laisse le champ libre aux logiques d’exclusion.
Conclusion : Ce que Kassovitz révèle malgré lui
Le problème n'est pas seulement que Kassovitz parle. C'est qu'on continue de lui tendre le micro comme s'il avait quelque chose à penser.
Il incarne une dérive collective : celle d’une génération de figures médiatiques qui veulent parler de « vivre ensemble » sans jamais avoir travaillé les fondements historiques, sociaux et politiques de ce qu’elles prétendent défendre.
Parler d’identité en France n’a rien d’anodin. Les mots comptent. L’histoire pèse. La confusion fait des dégâts – jusque dans les quartiers qu’il a filmé sans jamais les comprendre.
Au lieu de jouer les “réconciliateurs spontanés” ou les “penseurs de bonne volonté”, il est temps de poser les vraies questions :
– Pourquoi une partie de la France est-elle encore raciste ?
– Pourquoi l’humain cherche-t-il sa légitimité dans la haine ou l’exclusion ?
– Et pourquoi certains croient-ils que le métissage résolve ce que la politique refuse d’affronter ?
Choisir les bons mots, c’est choisir de penser. Refuser le flou, c’est refuser le renoncement.
Ce qu’incarne Kassovitz malgré lui : une génération de figures médiatiques qui veulent incarner la réconciliation, mais n’ont jamais eu les outils pour penser la complexité — ni d’hier, ni d’aujourd’hui.
Yades Hesse 2025