François Bayrou a annoncé le 25 août son intention d'engager la responsabilité de son gouvernement le 8 septembre 2025. Face aux 44 Md€ d'économies invoqués, les oppositions annoncent une motion de censure. D'où l'urgence de démonter la rhétorique de l'austérité.
Chaque automne, la même incantation revient : la Sécurité sociale serait au bord du gouffre, minée par des retraites incontrôlables et des cotisations intenables. Le fameux « trou de la Sécu » sert alors de justification commode à des réformes à répétition. Mais si l'on gratte le vernis comptable, une autre réalité apparaît : nos retraites sont presque à l'équilibre, et c'est l'architecture de financement qui fabrique artificiellement le déficit. Plus troublant encore, cette architecture révèle ce que nous pourrions appeler le « tropisme du restaurateur » : l'argent public emprunte très fréquemment le chemin de moindre résistance vers la rente et le capital, transformant l'État en gigantesque machine à subventionner les actionnaires.
Deux biais qui fabriquent le déficit
Le COR constate un besoin de financement contenu et des trajectoires qui se stabilisent dans les scénarios centraux (Synthèse juin 2024), tout en soulignant l'incertitude après 2030. Le déficit des retraites reste gérable et très éloigné des dramatisations habituelles. À l'inverse, le déficit de l'ensemble de la Sécurité sociale est de l'ordre de 15–18 Md€ en 2024 selon le périmètre (régimes de base, FSV), dégradation surtout portée par la maladie.
Ce déficit artificiel résulte de deux mécanismes distincts qui s'additionnent :
Premier mécanisme : l'imputation indue de charges étatiques
Les prestations de solidarité nationale indûment imputées à la Sécurité sociale :
- AAH (Allocation aux adultes handicapés) : 13,7 Md€ selon le PLF 2024
- Minimum vieillesse (ASPA) : 4 Md€ selon l'IFRAP 2024
Soit déjà 17,7 milliards d'euros pour ces deux postes uniquement.
Estimation des autres prestations de solidarité nationale :
- Allocations familiales universelles : 15-20 Md€ (estimation basée sur les 31,3 Md€ de prestations familiales totales en 2019, dont une part significative relève de la solidarité nationale car versée sans contrepartie de cotisations)
- Prestations de santé publique et universelles : 10-15 Md€ (campagnes de vaccination, dépistages gratuits, politiques de prévention)
- Autres prestations universelles (allocations logement à caractère familial, diverses aides sociales) : 5-10 Md€
Total estimé : 40-50 milliards d'euros.
Ces prestations de solidarité nationale devraient être financées par l'impôt progressif, et non par les cotisations sociales payées par les seuls travailleurs, car elles bénéficient à tous les citoyens indépendamment de leurs cotisations.
Deuxième mécanisme : la compensation incomplète des allègements
L'État a parallèlement mis en place un système de compensation partielle des allègements de cotisations patronales par transferts de TVA vers la Sécurité sociale. Cette TVA, payée par tous les consommateurs via les prix, socialise les cadeaux fiscaux aux entreprises via un impôt régressif.
Depuis la fin des compensations intégrales, une part croissante de TVA est fléchée vers la Sécu selon les documents budgétaires annexés au PLFSS (Annexe 3 PLFSS 2025). En 2024, environ 60 Md€ de TVA sont affectés à la Sécurité sociale — près de trois dixièmes du produit — alors même que la sous-compensation des allègements atteint 5,5 Md€ (cumul 18,3 Md€ depuis 2019).
Cette compensation partielle laisse un déficit "résiduel" qui justifie ensuite l'austérité sociale et les réformes des retraites.
Le résultat : les citoyens financent via la TVA les allègements accordés aux entreprises, ET subissent l'austérité pour combler le déficit artificiel ainsi créé par cette double manipulation comptable.
Quand la dépense publique nourrit la rente : « Le tropisme du restaurateur »
Ce terme n'est pas fortuit. Il fait écho à l'épisode emblématique de la baisse de TVA dans la restauration, passée de 19,6% à 5,5% en 2009, censée créer des emplois et baisser les prix. Résultat : la baisse a peu rejailli sur les prix et l'emploi (INSEE/IPP, rapports parlementaires) : l'argent public a suivi le chemin de moindre résistance vers les marges.
Ce biais récurrent se retrouve dès qu'on observe l'usage des aides publiques : l'argent file vers le capital. Les auditions sénatoriales ont montré, par exemple, ~330 M€ d'aides en 2018 (dont ~255 M€ d'exonérations) pour Carrefour, concomitants avec des distributions élevées, avec des plans de suppressions d'emplois récurrents. De même, durant la crise Covid-19, des cas notoires d'entreprises ayant perçu aides et PGE ont continué à verser des dividendes, faute de conditionnalité stricte.
L'amortisseur asymétrique des crises
Ce « tropisme du restaurateur » s'épanouit particulièrement en période de crise, transformant l'État en amortisseur asymétrique. Les aides publiques servent davantage à sécuriser les rendements du capital qu'à protéger l'emploi ou stimuler l'investissement productif. L'État, par ses interventions mal conditionnées, offre une assurance gratuite aux actionnaires contre les aléas économiques.
Cette asymétrie fondamentale – profits privés, pertes socialisées – s'explique par plusieurs mécanismes convergents : la capture réglementaire par les grandes entreprises, le chantage à l'emploi, la complexité financière qui rend opaque l'usage des fonds, et surtout l'absence de conditionnalité stricte. Contrairement aux aides sociales, scrutées et contrôlées, les aides aux entreprises bénéficient d'une bienveillance administrative remarquable.
Des recettes amputées par choix politiques
Les allègements atteignent ≈75–80 Md€ en 2024. Depuis 2019, la sous-compensation des exonérations représente un manque à gagner récurrent (~5,5 Md€ en 2024) dans le budget de la Sécurité sociale.
À cela s'ajoute l'essor de l'économie numérique et des nouveaux statuts qui échappent en partie aux cotisations classiques. L'ubérisation transforme structurellement le salariat : les micro-entrepreneurs cotisent sur la base en moyenne de 22% de leur chiffre d'affaires (contre en moyenne 67% du brut pour un salarié classique), et une partie significative de l'activité des plateformes échappe encore aux radars fiscaux et sociaux. L'URSSAF estime à 8–10 Md€ le manque à gagner global lié au travail dissimulé, incluant ces nouvelles formes d'emploi dérogatoires.
En clair, ce sont plusieurs milliards qui s'évaporent chaque année – soit davantage que le déficit réel des retraites contributives. Ces pertes ne sont pas accidentelles : elles résultent de choix politiques privilégiant les allègements accordés aux entreprises et la flexibilisation du marché du travail au détriment du financement de la protection sociale.
Le « papy-boom », un pic transitoire instrumentalisé
On accuse volontiers la démographie : les générations du baby-boom partent massivement à la retraite, gonflant mécaniquement la facture. C'est vrai. Mais c'est un phénomène transitoire, qui culminera autour de 2035 avant de se résorber progressivement.
Selon le COR, le besoin de financement restera contenu et pourrait même se stabiliser ensuite. Les retraites ne sont donc pas un gouffre sans fond, mais une bosse démographique à franchir – exactement comme l'avaient été les dépenses d'éducation dans les années 1960-1980 quand ces mêmes générations étaient scolarisées.
L'instrumentaliser pour justifier des réformes structurelles définitives relève de la manipulation politique, d'autant plus que les véritables enjeux financiers se trouvent ailleurs : dans cette architecture de financement qui fait payer aux citoyens, via la TVA, les allègements accordés aux entreprises.
Sortir de la trappe à 1,6 SMIC
Selon l'OCDE (2024), la France affiche un taux d'imposition implicite sur le travail de 47,2% pour un célibataire au salaire moyen, la plaçant au 3e rang mondial. Mais ce « fardeau » apparent est compensé par les allègements ( ≈75–80 Md€ en 2024 selon la Cour des comptes). Résultat :
- Au SMIC, le coût du travail est modéré grâce aux exonérations : cotisations patronales autour de 7-8% (voir simulateur URSSAF) contre 42,6% en 1991.
- Au-delà de 1,6 SMIC, les exonérations cessent → les cotisations patronales remontent à plus de 40% du brut.
Le dispositif crée un effet de seuil autour de 1,6 SMIC, largement documenté par la Cour des comptes et l'URSSAF : les entreprises sont fortement incitées à maintenir les salariés au SMIC plutôt qu'à les faire progresser, empêchant d'autant plus la relance par la consommation et enfermant l'économie française dans un modèle de bas de gamme. Plusieurs millions de salariés se concentrent ainsi autour du SMIC et jusqu'à 1,6 SMIC.
Une solution concrète : réorienter 40 milliards vers les salariés
Face à ces dysfonctionnements, une réforme structurelle s'impose. Elle repose sur un principe de neutralité stricte : le coût total du travail reste inchangé pour les entreprises, seule la répartition change.
Le mécanisme technique proposé
Côté patronal (suppressions ciblées) :
- Suppression complète des allègements au-delà de 1,6 SMIC : 20 Md€
- Réduction de 50% des allègements entre 1,2 et 1,6 SMIC : 20 Md€
- Maintien intégral jusqu'à 1,2 SMIC (protection emploi peu qualifié)
Côté salarial (compensation directe) :
- Réduction de 4 points des cotisations salariales sur tous les salaires
- Gain net immédiat : 70€/mois au SMIC, 140€/mois à 2 SMIC
- Apparition directe sur les fiches de paie
Les bénéfices attendus
Anti-captation garantie :
- Impossible pour les entreprises de "récupérer" l'avantage salarial
- Les 40 Md€ vont directement dans les poches des 18 millions de salariés
- Fin du détournement vers les dividendes
Amélioration économique :
- Stimulation de la consommation (+2,5 Md€ estimés)
- Suppression progressive des effets de seuil
- Incitation à la progression salariale
- Simplification administrative (vs 50+ dispositifs actuels)
Impact social :
- 12 millions de bénéficiaires nets (salaires de 1,2 à 3,5 SMIC)
- Réduction des inégalités
- Préservation de l'emploi peu qualifié
L'enjeu politique central
Cette réforme pose une question fondamentale : à qui doivent profiter les 75 milliards d'euros d'aides publiques aux entreprises ?
- Situation actuelle : Captation partielle par les marges et dividendes
- Proposition : Bénéfice direct et intégral aux salariés
Cette proposition constitue une solution "gagnant-gagnant" où seuls les mécanismes de captation par le capital sont perdants. Elle garantit que l'argent public serve effectivement l'emploi et le pouvoir d'achat plutôt que les rendements financiers.
L'heure des choix politiques
Face à ces révélations, le discours de l'austérité inéluctable s'effondre. Le "trou de la Sécu" n'est pas une fatalité démographique mais le produit de choix politiques délibérés : imputation de charges étatiques aux cotisations sociales, sous-compensation chronique des allègements, et architecture fiscale qui transforme l'État en redistributeur vers le capital.
L'alternative existe : réorienter 40 milliards d'euros d'allègements patronaux vers les cotisations salariales, sans coût supplémentaire pour les entreprises, conditionner drastiquement les aides publiques, réaffecter les prestations de solidarité nationale au budget de l'État, et cesser de subventionner des entreprises capables de verser 100 milliards aux actionnaires.
La question n'est plus technique mais politique : continuerons-nous à sacrifier notre pacte social sur l'autel d'une compétitivité illusoire, ou oserons-nous remettre l'économie au service de l'intérêt général ?
Le temps de l'aveuglement volontaire est révolu. Choisissons enfin le camp des citoyens plutôt que celui des actionnaires.
⸻
Index des sources
Sources institutionnelles et rapports officiels
- Conseil d'orientation des retraites (COR) - Synthèse COR juin 2024
Rapport du COR - Cour des comptes - Rapport annuel sur la loi de financement de la sécurité sociale (RALFSS) 2024-2025
Cour des comptes - Commission d'enquête sénatoriale sur les aides publiques aux entreprises (juillet 2025) - Compte rendu 31/03/2025
Sénat - Commission d'enquête - INSEE Base de données macroéconomiques (BDM) :
- Séries dividendes : idBank 011794592 (SNF) et idBank 011794594 (SF)
- PIB 2024 ≈ 2 920 Md€ - ACOSS/URSSAF - Allègements de cotisations sociales et simulateur réduction générale
Calculateur URSSAF - Projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) 2025 - Annexe 3 (affectation impôts et taxes)
Sécurité Sociale - Projet de loi de finances (PLF) 2024 - Mission Solidarité, insertion et égalité des chances - AAH 13,7 Md€
Sénat - PLF 2024 - IFRAP - Coût budgétaire ASPA (minimum vieillesse) : 4 Md€ en 2024
IFRAP - DREES - Prestations familiales : 31,3 milliards d'euros en 2019
DRESS - Fiche 32 - Les prestations familiales - FIPECO - Taux moyen des cotisations sociales : 34% en 2024
FIPECO - Fiche sur les cotisations sociales
Études économiques et recherche
- Antoine Bozio et Etienne Wasmer - "Les politiques d'exonérations de cotisations sociales : une inflexion nécessaire" (octobre 2024)
Haut-Commissariat au Plan - DARES - Études sur la répartition salariale et salaires au SMIC
DARES - OCDE - Statistiques coût du travail et taux d'imposition implicite 2024
OECD Tax Database
"Les impôts sur les salaires 2024" (Version française abrégée) - Janus Henderson Global Dividend Index - Classements internationaux dividendes 2024
Janus Henderson
Communiqué de presse associé
Comparaisons internationales
- TARP (Troubled Asset Relief Program) - Données Congressional Budget Office et GAO
Congressional Budget Office (CBO) :
- Rapport final 2024 : https://www.cbo.gov/publication/60220
- Rapport mars 2020 : https://www.cbo.gov/publication/56300
- Rapport avril 2023 : https://www.cbo.gov/publication/59062
- Série complète des rapports CBO TARP : https://www.cbo.gov/ (rechercher "TARP")
US Treasury :
- Page principale TARP : https://home.treasury.gov/data/troubled-asset-relief-program
- Rapports TARP Treasury : https://home.treasury.gov/data/troubled-assets-relief-program/reports
- À propos du TARP : https://home.treasury.gov/data/troubled-assets-relief-program/about-tarp
Government Accountability Office (GAO) :
- Audit financier final 2023 : https://www.gao.gov/products/gao-24-106814
- Audit 2022 : https://www.gao.gov/products/gao-23-106015
- Page principale GAO : https://www.gao.gov/
- Teikoku Databank / Bank of Japan - Entreprises zombies au Japon
Teikoku Databank :
- Site officiel international : https://www.tdb-en.jp/index.html
- Filiale américaine : https://www.teikoku.com/
Nippon.com (données Teikoku) :
- Rapport 2024 (17,1% zombies) : https://www.nippon.com/en/japan-data/h01890/
- Rapport 2023 (11,3% zombies) : https://www.nippon.com/en/japan-data/h01399/
Recherches académiques Bank of Japan :
- Étude 50 ans de zombies (ScienceDirect) : https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S0922142523000142
- Chicago Booth Review - Zombie Lending : https://www.chicagobooth.edu/review/zombie-lending-japan
- Taylor & Francis - Trends COVID : https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/15140326.2024.2410625
- Données Eurostat - Coût de la main d'œuvre en Europe 2024
Pages principales Eurostat :
- Coûts horaires 2024 : https://ec.europa.eu/eurostat/statistics-explained/index.php?title=Hourly_labour_costs
- Salaires et coûts du travail : https://ec.europa.eu/eurostat/statistics-explained/index.php?title=Wages_and_labour_costs
- Indice des coûts du travail : https://ec.europa.eu/eurostat/statistics-explained/index.php/Labour_cost_index_-_recent_trends
Communiqués de presse 2024-2025 :
- Mars 2025 (données 2024) : https://ec.europa.eu/eurostat/web/products-eurostat-news/w/ddn-20250328-1
- Mars 2024 (données 2023) : https://ec.europa.eu/eurostat/web/products-eurostat-news/w/ddn-20240327-2
Section spécialisée :
- Marché du travail - coûts : https://ec.europa.eu/eurostat/web/labour-market/information-data/labour-costs
Données clés confirmées :
France 2024 (Eurostat) :
- Coût horaire : 37,3€ (données 2024, 4ème rang UE)
- Part cotisations sociales : 32,2% (plus élevée UE avec Suède 31,6%)
- Structure : ~68% salaires directs, ~32% cotisations
Textes réglementaires
- Code de la sécurité sociale et textes de financement
Légifrance - LFSS 2024 : https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000048668665
Cette tribune s'appuie sur les données officielles de l'URSSAF, de la Commission d'enquête du Sénat sur les aides aux entreprises (2025), et des analyses de l'INSEE. Les calculs détaillés et sources sont disponibles pour validation. Toutes les données citées sont vérifiables via les sources officielles mentionnées. L'analyse temporelle des corrélations aides-dividendes est calculée sur la base des séries INSEE BDM et des estimations institutionnelles (IGF) sur la période 2007-2024, avec tests de robustesse sur stabilité temporelle et d'exclusion des chocs. L'estimation de 40-50 milliards d'euros de prestations de solidarité nationale est basée sur les données officielles documentées (AAH : 13,7 Md€, minimum vieillesse : 4 Md€) et les estimations prudentes dérivées des montants totaux de prestations familiales (31,3 Md€ en 2019) et du budget global de la sécurité sociale (640 Md€ en 2024).