Envie d’Europe ! Hélas… Triple fois hélas
« 1989. J’ai 20 ans et fulmine de ne pas être né vingt ans plus tôt. D'avoir loupé mai 68, la libération sexuelle, Woodstock, les utopies frémissantes, les affrontements idéologiques, les espoirs d’une société nouvelle… que sais-je encore… Ma fac de lettres est bien terne, le sexe accompagné de latex et l’espoir socialiste étiolé dans un mitterrandisme en début d’agonie. Faudrait de l’air…
Certes le Bicentenaire a amusé le printemps et l’été, et nous a permis de nous livrer à notre activité favorite - la contemplation de notre nombril universaliste- et de réactiver les divisions gauche/droite, droite/droite, gauche/gauche. La commémoration ne produit rien de neuf mais nous confine agréablement dans l’illusion d’être encore porteurs de valeurs universelles et donc autorisés à donner des leçons du haut de notre chaire magistralement poussiéreuse d’où nous vous contemplons, orgueilleux, portés par 2000 ans d’histoire. Notre passion muséographique nous conduit à visiter avec satisfaction l’héritage révolutionnaire et nous aveugle sur la nécessité de proposer à la discussion avec nos voisins ses bases universalistes, afin de consolider la construction européenne (pourtant déjà Maastricht se profile). Faudrait de l’air…
Et puis... Et puis, dans ce morne automne d’une décennie finissante et catastrophique à bien des égards, le violoncelle de Rostropovitch termine d'abattre un Mur depuis longtemps fissuré. A chaudes larmes... Enfin de l’air… Un typhon venu de l’Est. Le bel horizon ! A chaudes larmes... La chute du Mur et la fin de la Guerre Froide ouvrent un nouvel espace utopique, un nouveau champ du possible. Sur les ruines du monde bipolaire et des ères totalitaires, la chance offerte d’inventer, de construire une Europe nouvelle, bâtie sur une démocratie réelle, débarrassée de tout nationalisme agressif (est-ce un pléonasme ?), de tout repli craintif et de tout « Grand Soir » pourvoyeurs de cimetières. Un espace sans frontières pour les biens, les marchandises, les capitaux mais aussi, surtout, et là résident le pari, l’espoir et la difficulté, pour les hommes, les idées, la culture. Une nouvelle translatio mundi, que seule l’Europe semble être capable de générer. Un espace reposant sur un compromis entre capitalisme et socialisme, c’est-à-dire garantissant aux citoyens les droits fondamentaux (libertés, emploi, santé, éducation…) par une régulation stricte, voire radicale, des lois de l’économie de marché. Avant tout, une Europe nouvelle dont le nom désignerait, bien plus qu’un espace géographique ou une simple zone de libre-échange, un ensemble de valeurs universelles telles que la paix, la justice, le respect des droits de l’homme et de la vie humaine. Valeurs enfin affirmées, concrétisées et respectées, constituant son socle fondamental et engendrant la volonté d’établir une société fondée sur un projet de civilisation ayant pour bases la culture et l’éthique (arts, solidarité, loisirs, tolérance, éducation, justice).
Les révolutions de l’Europe centrale et orientale permettaient de penser la possibilité de conjuguer ces rêves au futur proche. Dès lors il devenait possible de penser pour l’Europe un nouvel avenir en rupture avec son douloureux passé fait de guerres, de totalitarismes, de massacres, de chambres à gaz et d’autres trouvailles toujours plus ingénieuses et hilarantes. Ce nouvel avenir devait nécessairement reposer sur un large consensus démocratique rejetant les extrêmes de tout bord. Un consensus qui en donnant à l’Europe une identité culturelle et politique réelle lui permettrait de dépasser le simple cadre de l’association économique mis en place au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et, en puisant aux sources du XVIIIe siècle, de (re)-devenir une lumière morale internationale. Ce projet, qui peut apparaître comme la dernière utopie, n’en n’est pas moins l’héritier de sources multiples et lointaines. Pour faire court : l’Humanisme, la philosophie des Lumières, le fédéralisme des Pères fondateurs américains, l’internationalisme socialiste et anarchiste du XIXe siècle, la démocratie chrétienne d'après-guerre... Mêlant ces divers héritages, l’Europe pourrait donner naissance à une société nouvelle offrant le visage d’un espace combinant des garanties sociales et des structures politiques démocratiques et libertaires (idée implicitement formulée lors du Congrès fondateur de l’Internationale socialiste à Paris en… 1889 !). Les idées les plus précieuses d’une gauche débarrassée des dérives idéologiques les plus grossières de jadis pourraient enfin éclorent. Mignonne, allons voir… Une chance de résoudre, peut-être et enfin, l’antique tension entre Liberté et Egalité par la mise en place d’une démocratie européenne reposant sur des valeurs antitotalitaires, antiautoritaires, sociales et humaines.
Je n'ai guère, il faut l'avouer, l'âme d'un militant. D'autres s'en chargent et me permettent de conserver mon petit confort personnel. J'en suis tout à fait conscient, sincèrement désolé, mais il n'existe aucun traitement contre cette pathologie. Je préfère mes livres et ma plume...La petite voix du vieux Georges me rappelle toujours qu' à plus de quatre on est une bande de c...
Par le passé j'ai pu, à quelques occasions, me faire violence. Or, de toutes mes implications citoyennes, j'ai fini par me retirer. Par souci d'honnêteté, aucune légitimité politique ou intellectuelle ne me permettant d'avancer mes idées, par lassitude aussi face aux certitudes imbéciles et, soyons honnête, par facilité. Ma profession me permettant, et me demandant, d'expliquer, de comprendre, d'analyser, d'intégrer toutes sortes d'idées et de comportements, je n'ai que peu de ressources pour le débat d'idées stériles en continu. En 2005 quelque chose s'est cassé. Devant la violence des discussions et la bassesse des arguments, j'ai préféré me retirer. Coïtus interruptus. Ce texte est comme l'écoulement séminal contenu depuis lors (j'entends d'ici les cris d'orfraies des bien-pensantes vertes et féministes devant ces images d'une masculinité néanderthalienne... ) Trêve de provocation, la blessure est profonde. La Constitution européenne faite, avec bien des défauts, pour unifier un peu plus les peuples, a finalement permis de séparer les amis et les familles. La politique est le reflet de la société actuelle, faite de couples séparés, de familles déchirées et recomposées. Que reste t-il de nos amours ? Le désert de Gobi semble bien fertile comparé à la Rue de Solférino, la Place du Colonel Fabien se visite comme une curiosité historique et chez les enfants du vieux Léon l'orthodoxie du gâteau nourrit à n'en plus finir les discussions de son partage en donnant naissance à des Organisations Généralement Modestes. Facile... Regardons notre maison et nettoyons devant notre porte. 2009. J'ai quarante ans. Même la Roumanie nous a rejoint. Plus de charniers. A chaudes larmes.. Et je me souviens de cette immense plaine de Birkenau, un jour d'avril 2006... »
Voilà. J’ai écris ce texte il y a quelques années (2009). Il faisait suite au grand débat sur la Constitution de l’UE (2005). Aujourd’hui je le trouve empreint d’une espérance certaine, voire d’un certain utopisme, d’aucuns diront de naïveté, mais aussi, déjà, d’une certaine désillusion, sous-jacente. Comme par anticipation. Et cette désillusion s’est renforcée avec le temps, fortement. Hélas…Triple fois hélas. J’ai profondément cru en la construction européenne, pour les raisons expliquées ci-dessus. Et je la crois toujours nécessaire. Cependant le réel me rattrape et s’impose à moi. Et c’est douloureux. Ce n’est en rien une Europe des Peuples et les vociférations populistes, nauséabondes et dangereuses, ne me permettent pas plus de l’espérer. Bien au contraire… De quoi s’agit-il donc ? D’une structure technocratique qui gère simplement le marché et applique une idéologie néo-libérale ? Tout porte à le croire et les preuves sont nombreuses. La succession des diktats ultra-libéraux nous éclaire. Et nous désespère. J’ai été un fervent partisan de l’adoption de la Constitution européenne. Toutefois avec lucidité et quelques réticences. De fait, j’ai bien écouté les critiques. Certes, la Partie III inscrivait, comme il a été dit, le libéralisme dans le marbre, ce qui supposait toute une série de conséquences néfastes, en particulier la destruction du service public auquel nous sommes si attachés en France. Cependant le reste du texte proposé donnait la possibilité de construire une Europe réellement politique et démocratique (notamment en renforçant le rôle du Parlement). Le politique pouvait donc reprendre la main sur l’économique. Occasion ratée… Et nous avons eu le Traité de Lisbonne (2007) qui a entériné la politique libérale sans plus se soucier des peuples, du politique véritable ou d’une réelle démocratie. Belle victoire ! Aujourd’hui donc qu’est-ce-que l’Union européenne ? Elle n’en finit pas de montrer son impéritie et son visage le plus décevant, sinon répugnant. Pourtant j’essaie d’y croire encore. Mais, vous l’aurez compris, l’amoureux transi s’est mué en amoureux déçu. Faut-il donc continuer d’aimer ? Laissons le mot de la fin au « Grand-père » Hugo : Un jour viendra où la France, vous Russie, vous Italie, vous Allemagne, vous toutes, nations du continent, sans perdre vos qualités distinctes et votre glorieuse individualité, vous vous fondrez étroitement dans une unité supérieure, et vous constituerez la fraternité européenne (…). Un jour viendra où il n’y aura plus d’autres champs de bataille que les marchés s’ouvrant au commerce et les esprits s’ouvrant aux idées ». A méditer en ces temps de tentation de repli national. Ça donne envie d’y croire, non ? Le problème c’est le démenti qu’impose, violemment, la réalité. Hélas…Triple fois hélas…
Yanis Laric